La transformation qualitative de l’interdépendance ne se manifeste pas seulement dans les affaires économiques et politiques. Le drame qui s’est abattu sur le Japon en mars 2011 aura des conséquences durables à l’échelle planétaire, au-delà de ses effets macro-économiques. Cela est évident s’agissant de l’avenir de la filière nucléaire et plus généralement des politiques énergétiques dans le monde entier. Ce qui l’est moins, c’est l’impact de la catastrophe japonaise sur la division internationale du travail. Les choix des entreprises pour la localisation de leurs activités ou de leurs sous-traitants (outsourcing) devront désormais tenir compte de risques précédemment sous-estimés ou ignorés. À tout cela il convient d’ajouter que le changement climatique en cours se manifeste par l’intensification de phénomènes extrêmes qui augmentent le nombre et l’ampleur des aléas majeurs. De façon synthétique, on est ainsi conduit à affirmer que la nouvelle interdépendance

planétaire est marquée par le phénomène de la non-linéarité, c'est-à-dire de la non-proportionnalité des causes et des effets à l’échelle globale. Identifiée au début du xxe siècle par le mathématicien français Henri Poincaré et popularisée au début des années 1960 – après les travaux du météorologue Edward Lorenz – sous l’appellation racoleuse d’effet papillon, la non-linéarité est à la base de nombreux phénomènes naturels comme les tremblements de terre. D’une manière générale, la science de la complexité s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les interdépendances non linéaires de toute nature. Force est de reconnaître que le champ des relations internationales en fait désormais partie, ce qui pose de redoutables problèmes de gouvernance à la « communauté internationale », puisque tout retard de la réaction collective face à un choc risque d’en amplifier dramatiquement les conséquences.

À la limite, le bien public « abstrait » dont dérivent les biens publics « concrets » est l’unité politique elle-même, en ce qu’elle vise à persévérer dans son être. Le point important est de comprendre que tout bien public est indissociable de l’unité politique à laquelle il se réfère, et de sa gouvernance. C’est pourquoi, en toute rigueur, il n’est guère encore possible de parler de bien public mondial. Et pourtant, comme je l’ai rappelé ci-dessus, la mondialisation se traduit par un approfondissement majeur des effets externes ou externalité entre les différentes unités politiques, c'est-à-dire que tout État peut être affecté de manière essentielle par les actions ou événements intérieurs aux autres États. Si dans certains domaines comme l’énergie, le climat, la santé, ou plus généralement la sécurité, cette interdépendance générale en vient à dominer les réalités purement intérieures, on pourra parler métaphoriquement de bien commun de l’humanité ou encore de biens publics

C’est le cas pour le climat, mais comment ne pas s’interroger aussi, typiquement, sur l’efficacité et même sur la légitimité du G20, activé au niveau des chefs d’État et de gouvernement à l’automne 2008 en réponse à la dégradation de la crise financière ?

À mesure que l’on approfondira la gouvernance mondiale, se produira à l’échelle planétaire un brassage des unités politiques à l’instar du phénomène en cours au sein de l’Union européenne. Cette dernière apparaît comme un nouveau type d’unité politique en voie de formation, marqué par l’ouverture économique et la recherche de solutions pacifiques aux conflits, dans le cadre d’un partage croissant des souverainetés, partage non pas imposé comme dans le système des empires, mais accepté contractuellement et de façon de plus en plus difficilement réversible.

mondiaux. Peut-être approchons-nous de ce stade.

En termes opérationnels on est ainsi ramené à la notion de gouvernance mondiale. C’est là que le bât blesse. Qu’il s’agisse de guerre et de paix, d’économie et de finance, ou encore de la satisfaction des besoins humains fondamentaux comme l’énergie, la nourriture et l’eau, il n’existe pas de gouvernement ni de leader mondial, mais les États seront conduits inéluctablement à coopérer de façon de plus en plus approfondie pour augmenter les externalités positives, réduire les externalités négatives, en bref pour progresser dans le sens du bien commun de l’humanité. Dans la plupart des domaines, les mécanismes de la co-opération sont encore balbutiants.

Même à l’échelle européenne, cette évolution ne va pas sans douleurs, sans opposition ni sans reculs temporaires. A fortiori, à l’échelle mondiale, un partage de souverainetés ne pourra-t-il que prendre beaucoup de temps et sera-t-il soumis à bien des avatars. Mais le partage est la conséquence inéluctable de la mondialisation. Sans un partage consenti des souverainetés et sans mécanismes de solidarité – car l’un entraîne l’autre –, le type d’interdépendance engendré par la mondialisation risque en effet de conduire à des catastrophes en raison du phénomène de non-linéarité précédemment évoqué. De ce point de vue, la crise économique et financière des dernières années sonne comme un avertissement.

d’acteurs susceptibles d’apporter leur contribution à la mise en place d’une meilleure gouvernance mondiale. Quatrièmement, dans la plupart des cas, les instances publiques de décision doivent travailler en amont avec les principales unités actives concernées par leurs décisions. Par exemple, on peut voir dans la crise financière de 2007-2008 la faillite des autorités de régulation, notamment aux États-Unis. Cette faillite est elle-même la conséquence de l’idéologie dominante des deux décennies précédentes, marquée par une foi aveugle dans l’« intelligence des marchés ». Pour autant, le retour des États et donc du politique ne doit pas se traduire par l’imposition de mesures arbitraires, dans quelque domaine que ce soit. Ainsi, en matière bancaire, l’obligation d’un plancher de fonds propres plus élevés qu’avant la crise paraît nécessaire, mais aller trop loin pourrait avoir pour conséquence indésirable de freiner le financement de l’économie et donc la

croissance. Dans le cas d’espèce, les autorités publiques doivent donc se concerter avec les institutions financières pour définir une politique pertinente. Même remarque en matière d’assurances. Dans le domaine industriel, qu’il s’agisse typiquement d’énergie ou d’environnement, la concertation entre les autorités publiques et les professionnels concernés s’impose de la même façon, comme aussi en matière de santé, etc.

Un État, et plus généralement une unité politique, se compose à tout moment d’un ensemble de personnes physiques et d’institutions, immergées dans une culture qui contribue à les façonner et qu’à l’inverse elles modifient graduellement.

toute nature parviennent rarement à se réformer à partir du sommet (top down), sans l’aiguillon de la base et/ou les contraintes exercées par l’environnement. Si l’on parvenait à identifier correctement quelques biens publics mondiaux et à les faire reconnaître comme tels par les opinions publiques (je dis bien les opinions publiques et non pas « l’opinion publique mondiale »), en passant si l’on peut dire au dessus des gouvernements, on en viendrait à inverser le schéma : l’unité politique monde se construirait alors à partir des biens publics mondiaux. En termes plus modestes, on pourrait enfin parler sérieusement d’une « communauté internationale ». On en n’est certes pas encore là. Tant s’en faut. Mais comme il s’agit en définitive de l’avenir de l’Humanité, on doit se montrer attentif à toute initiative à la base (bottom up) susceptible de contribuer à ce noble objectif. L’expérience montre d’ailleurs que les organisations publiques de toute nature parviennent rarement à se réformer à partir

du sommet (top down), sans l’aiguillon de la base et/ou les contraintes exercées par l’environnement.

Telles sont donc les idées qui m’ont conduit, en 2007, à créer la World Policy conference (WPC).J’ai en effet pris conscience que, dans le vaste paysage des conférences internationales, aucune ne s’était spécifiquement donné pour mission de faire progresser sur tous les fronts la gouvernance mondiale, en associant les États et les autres parties prenantes à la fois désireux et capables d’y contribuer constructivement. À quoi il convient d’ajouter que dans l’ordre des initiatives privées, celles de ces conférences qui s’intéressent le plus à la gouvernance mondiale sont ancrées dans l’aire culturelle anglo-saxonne.

Sur la base de ces principes, la WPC a pour ambition, dans la durée, d’apporter une contribution utile à la tâche littéralement vitale de l’amélioration de la gouvernance mondiale, sous tous ses aspects. La gouvernance mondiale forme un tout, c’est-à-dire que ses différentes composantes sont solidaires. C’est pourquoi nous avons pris le parti, plutôt que de consacrer chaque conférence à un aspect particulier, d’examiner à chaque fois la figure d’ensemble. Ce choix ne nous empêche pas de varier les éclairages et ne nous interdira nullement de prendre des initiatives plus spécifiques, thématiques ou régionales, le moment venu. Pour que la contribution de la WPC soit utile, nous voulons rapprocher dans un même esprit des dirigeants publics et privés au plus haut niveau, ainsi que des personnalités indépendantes connues pour leur compétence ou pour leur sagesse.

Nous voulons tendre à ce que les différentes régions et cultures de la planète soient représentées, à ce que la voix des États moyens ou petits soit entendue quelle que soit la taille ou la « puissance » de ces pays. La conférence n’établit pas un fossé entre « intervenants » et « participants ». Les uns et les autres sont invités en fonction de leur capacité à contribuer activement au sujet de la gouvernance mondiale, dans l’esprit constructif et tolérant qui est le nôtre. Quelle que soit la taille ou la « puissance » de son pays ou de l’organisation à laquelle il appartient, chacun est invité à apporter ses idées et ses propositions. Parce qu’elle entend devenir un centre de débat majeur pour tout ce qui a trait à la gouvernance mondiale, la WPC est ouverte à la presse internationale et met en œuvre les moyens de son ambition en termes de communication numérique.