Chine-Russie : les raisons du grand décalage

Publié 

Renaud Girard, Le Figaro

Le 17 mars 2018, Xi Jinping a été réélu à l’unanimité président pour cinq ans par les 2970 députés de l’Assemblée nationale populaire de Chine. C’est un progrès par rapport à 2013, où un député avait voté contre lui et trois autres s’étaient abstenus… Le 18 mars 2018, Vladimir Poutine a été réélu président de Russie pour six ans au suffrage universel, avec 76% des voix, en net progrès par rapport à 2012 (63% des suffrages).

Ni en Chine, ni en Russie, ne s’est établi un Etat de droit à la Montesquieu à la suite de la mort de l’idéologie communiste en 1989 (massacre de Tiananmen le 5 juin qui fait 10000 morts, chute du Mur de Berlin le 9 novembre sans une seule victime). La différence entre les deux grandes autocraties orientales est que la dissidence, tolérée à Moscou, est interdite à Pékin. Les Russes peuvent critiquer leur président dans certains journaux ou sur les réseaux sociaux ; en Chine, c’est impossible.

Est-ce à dire qu’il y aurait une loi d’airain autorisant le succès économique dans les pays totalitaires mais jamais chez les demi-despotes ? Qui expliquerait que le PNB par tête ait été multiplié par 17 au cours des 35 dernières années en Chine et qu’il ait, hors rente pétrolière, stagné en Russie au cours de la même période ?

Non. Le grand décalage entre les deux grandes puissances nucléaires orientales n’est pas dû à la plus ou moins grande dilution de leur autoritarisme. Il s’explique par le fait que, depuis 1989, la Chine n’a pas commis une seule erreur stratégique, alors que la stratégie russe a été, au mieux, brouillonne.

Politiquement, la Russie et la Chine étaient structurés par le parti communiste. A Moscou, Gorbatchev puis Eltsine ont détruit cette grande organisation qui encadrait à la fois l’Etat et la société russe. Mais ils l’ont remplacée par rien. A Pékin, les dirigeants n’ont cessé de renforcer l’efficacité du parti communiste, dont le but est de gérer au mieux la nouvelle société capitaliste chinoise. C’est par le biais des structures du parti que s’est déroulée la grande purge lancée contre la corruption par Xi Jinping (un million et demi d’arrestations). Les leaders chinois se moquent du sens original des mots « communiste » ou « capitaliste » ; ce sont des nationalistes, pour qui seul compte le rétablissement de la Chine comme 1ère puissance en Asie, rang qu’elle avait au début du XIXème siècle, avant que les Européens, les Américains et les Japonais ne viennent la soumettre à leurs intérêts.

Pour succéder au communisme, les dirigeants du parti ont choisi une voie proprement chinoise. Ils ont tablé sur le sens du commerce et de l’entreprenariat de leur population, qui avait été inhibé par le maoïsme, mais qui restait patent dans la diaspora (Singapour, Taïwan, Hong Kong, etc.). Ils ont gardé les conglomérats d’Etat, tout en encourageant l’entreprise privée à se développer non contre eux mais à côté d’eux. Face à l’étranger, ils ont montré trois visages successifs. D’abord celui d’un pays très sous-développé que l’Occident charitable devait aider. Ensuite celui d’une puissance commerciale amicale, respectueuse des règles de l’OMC, ouverte à des transferts technologiques maîtrisés. Les Occidentaux les ont cru sur parole et les Chinois se sont livrés à un gigantesque pillage technologique pour devenir le grand atelier du monde. Troisième phase avec Xi Jinping : la consolidation de leur hégémonisme commercial avec la stratégie de la « Route de la Soie » vers une Europe qu’il s’agit de coloniser petit à petit.

Pour remplacer le communisme, les dirigeants russes ont fait juste le contraire. Ils ont naïvement choisi une voie qu’ils croyaient occidentale, en faisant venir d’Harvard des « experts », économistes en chambre qui se sont livrés à de catastrophiques expériences. Tout l’appareil industriel a été privatisée de manière si précipitée qu’il s’est retrouvé aux mains d’oligarques mafieux, qui ont ensuite tenté d’imposer leurs vues au Kremlin. Poutine a rétabli l’ordre dans la rue, la prééminence du pouvoir central contre ces nouveaux boyards, le prestige international de la Russie. Mais il n’a pas su construire l’Etat de droit qui lui aurait permis de conserver en Russie ses chercheurs et ses investisseurs potentiels. En politique étrangère, il a repris la Crimée, mais a perdu l’Ukraine et les banques occidentales. Il a gagné en Syrie : mais que va rapporter concrètement sa victoire à la population russe ? Il présente des missiles nucléaires nouveaux, mais pour quel bénéfice réel ? Poutine patine dans de la tactique à court terme, tandis que Xi avance avec une stratégie à long terme.

Face à une Amérique qui les méprise et à une Chine qui veut les dévorer, les Européens n’ont plus qu’une option : comprendre la paranoïa de la Russie, puis la guérir, avant de la ramener dans la famille européenne. Pousser les Russes dans les bras des Chinois serait pour eux de la folie furieuse.