Dorothée Schmid : « Face à l’offensive turque, les Russes ont les cartes en main pour une médiation »

14.10.2019

Virginie Robert, Les Echos

C’est la troisième incursion turque en Syrie. Qu’est-ce qui la motive ?

La situation démontre un isolement géopolitique de la Turquie de plus en plus clair, causé par un repli sur les intérêts nationaux très strictement définis : les Kurdes et, sur un autre front, Chypre. La question kurde est une obsession de politique intérieure turque qui déborde sur la politique étrangère en assimilant le groupe armé YPG, en Syrie, au PKK qui mène une lutte séparatiste en Turquie depuis plus de 35 ans. Cette intervention a une autre logique : au début du conflit syrien, la Turquie s’est positionnée contre Bachar al Assad et aujourd’hui elle va peut-être affronter directement l’armée syrienne, avec les reliquats de la rébellion qu’elle a soutenue. Cela fait des mois, qu’Erdogan annonce  cette opération qui a aussi des motifs strictement internes : affolé par l’énorme alerte électorale de juin, il veut forcer une unité nationale de façade autour de sa personne. Le feu vert de Trump lui en a donné l’occasion.

La présence de la Turquie dans l’Otan est de nouveau remise en question ?

Au-delà de la confrontation entre Turcs et Syriens, il faut envisager une confrontation entre les Turcs et les alliés de l’Otan. Ils ont bombardé « par erreur » une position américaine dimanche et les Etats-Unis ont retiré mille hommes lundi. Il y a un vrai risque de confrontation accidentelle. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des clivages très forts entre alliés concernant les intérêts stratégiques de la Turquie : les précédents de Chypre en 1974 et de l’intervention américaine en Irak en 2003 – où les Turcs avaient refusé le passage par leur territoire aux soldats américains – ont laissé des traces. Aujourd’hui, cela va beaucoup plus loin : les Turcs ont acheté des systèmes anti-missiles russes. On peut considérer que le rapprochement russo-turc, acté depuis 2016 après une brouille temporaire, avait pour but essentiel de désorganiser l’Otan. L’organisation a du mal à réagir car elle fonctionne par consensus. Or celui-ci est brisé non seulement par les Turcs mais aussi, ce qui est extrêmement problématique, par Donald Trump. Cela laisse toute latitude aux Turcs de jouer leur partition nationale.

A-t-on un effet de levier sur les Turcs ?

Côté militaire, il se dit qu’ils peuvent être à court de munitions. Plusieurs pays européens ont suspendu leurs livraisons d’armes, dont la France. En 2018, avec l’épisode du pasteur Bronson, Washington avait imposé des sanctions qui avaient déclenché une crise financière contre la Turquie ; or, à l’heure actuelle, les marchés réagissent très peu. Les Américains ont remis sur la table des sanctions classiques ; ils avaient déjà sorti les Turcs du programme F35 et cela ne les a pas empêchés d’agir.

Qui peut mener une médiation ?

On a le sentiment que les Russes sont les maîtres du jeu en Syrie et qu’eux seuls peuvent amener une médiation. Ils ont des leviers possibles sur pratiquement tous les points. Ils soutiennent Bachar al Assad, ils ont un lien avec les Kurdes pour lesquels ils ont fait la médiation avec les Syriens, ils ont intégré les Turcs dans le groupe d’Astana… ils peuvent même profiter de la situation pour faire pression sur les Européens sur la problématique de la reconstruction syrienne – dans laquelle les Européens refusent de s’engager car la Syrie est sous sanctions. La perspective d’une crise humanitaire majeure – avec des déplacements massifs de populations, peut changer la donne. Les djihadistes et leurs proches qui s’évaporent dans la nature sont un autre levier pour créer un axe russo-européen, dirigé cette fois contre la Turquie.

Qu’espèrent les Turcs ?

En nous menaçant de pousser au départ les 3,5 millions de réfugiés syriens présents chez eux – dont 200.000 seulement dans des camps, les autres étant intégrés dans la société turque -, Ankara espère probablement obtenir de nouveaux financements européens. Erdogan joue sur un climat d’hostilité sociale grandissante contre la présence des Syriens dans son pays. La Turquie est en crise économique, c’est pourquoi la question des réfugiés est devenue si pressante là-bas.

Vidéo : La politique de Donald Trump au centre des débats de la World Policy Conference

Visionner la vidéo en ligne sur Les Echos