Jacques Beltran: «L’Europe trois fois malade»

21 septembre 2018

En médecine européenne, l’erreur de diagnostic est fréquente. Elle confond les maux et les symptômes. Tout le monde ou presque s’accordera à dire que l’Union européenne est désunie face à la crise migratoire, qu’elle peine, malgré de récentes avancées, à se doter des moyens d’une défense commune, qu’elle prend du retard face aux Etats-Unis et à la Chine dans plusieurs domaines économiques clés comme le développement des plateformes numériques, qu’elle est largement démunie face aux lois extra-territoriales américaines ou encore qu’elle souffre d’un excès de réglementation aggravé par des sur-transpositions nationales.

Tout ceci est rigoureusement exact, mais aussi graves soient-ils, ces problèmes ne sont que des symptômes. Pour les guérir et sortir l’Europe de la plus grave crise de son histoire, il faut remonter à l’origine de ces difficultés et tenter d’en saisir la cause profonde. De quels maux l’Union européenne souffre-t-elle qui l’empêchent de trouver les solutions adéquates aux défis majeurs auxquels elle doit faire face ? J’en vois trois.

Le premier, c’est la « construction européenne » elle-même.

Depuis plus de soixante-dix ans, l’Europe est en perpétuelle construction. Comme une maison toujours inachevée, dont les habitants débattraient ad nauseam du nombre d’étages ou de l’utilité finale des pièces. De traité en référendum et de conseil en sommet, l’Europe semble victime d’un mouvement brownien fait de réformes institutionnelles, d’élargissements géographiques (13 nouveaux membres entre 2004 et 2013 !), d’extension de ses compétences et de production de nouvelles normes et réglementations.

Et ce mouvement permanent, loin d’être vécu comme un inconfort, devient parfois pour nos responsables une feuille de route, une doctrine, voire une raison d’être. Tout fonctionnaire ou élu européen qui se respecte doit participer à la construction européenne, c’est-à-dire ajouter sa pierre à l’édifice, sa couche d’institution, d’élargissement, de compétence ou de réglementation. A tel point que l’Histoire de l’Union européenne est enseignée davantage au travers des traités (de Rome à Lisbonne, en passant par Maastricht, Amsterdam…), qu’au travers de ses réalisations pourtant nombreuses. Comme si le contenant importait plus que le contenu. Pour que l’Europe vive, il faut qu’elle avance. Toujours. Sinon elle tombe. C’est la parabole du cycliste.

Sauf que cette parabole n’est pas seulement fausse, elle est aussi coupable. Elle a fait de notre Europe, à force d’en complexifier les règles et d’en densifier le contenu, le royaume des juristes et des lobbies. Et elle inspire, à tort, la plupart des propositions de nos responsables politiques qui voient dans les réformes institutionnelles et la révision des traités des passages obligés pour remettre l’Europe sur les rails. Rares sont ceux en France qui considèrent qu’il faut arrêter de toucher aux institutions et concentrer nos énergies sur les projets qui apporteront de vrais changements pour les Européens.

Le second mal de l’Europe, c’est l’attention excessive qu’elle a porté à sa construction interne, au détriment de sa capacité à affirmer son identité européenne et à faire face aux enjeux de la mondialisation.

Le marché unique européen est l’une des plus belles réussites de l’Union européenne. Les Britanniques qui s’apprêtent à le quitter en prennent peu à peu toute la mesure. Plus largement, les quatre libertés de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux sont les fondements d’un ensemble politique multinational unique au monde, dont nous pouvons être fiers.

Mais là où le bât blesse c’est que la constitution de ce marché unique a totalement accaparé les esprits pendant des décennies, au détriment de notre capacité collective à affirmer son identité et à adresser le monde extérieur. Comme si l’Europe, trop concentrée sur elle-même, avait oublié qu’elle n’était qu’un ensemble parmi d’autres, dans un monde plus vaste au sein duquel évoluaient d’autres puissances poursuivant d’autres intérêts. Comme si en se renforçant de l’intérieur, l’Europe avait créé simultanément les sources de sa fragilité extérieure.

Nous avons ainsi imposé à nos entreprises des règles de concurrence parmi les plus exigeantes au monde, alors même que leurs homologues américaines ou asiatiques ne sont pas nécessairement soumises aux mêmes obligations.

Nous avons favorisé le libre-échange et ouvert notre marché européen aux entreprises de pays tiers, sans toujours exiger de nos partenaires commerciaux une ouverture réciproque de leurs propres marchés.

Nous avons bâti un modèle social et environnemental parmi les plus avancés au monde et qui fait notre fierté, sans réussir à imposer à nos partenaires non européens le respect de normes équivalentes.

Nous avons favorisé la libre circulation des personnes au sein de notre espace européen, nous avons créé « Schengen », sans nous donner les moyens de contrôler efficacement nos frontières extérieures et les flux d’immigration non désirés.

Nous avons construit les bases d’une paix durable en Europe, sans nous donner les moyens collectifs de projeter nos forces hors de nos frontières lorsque notre sécurité l’exige.

Ne soyons pas surpris dès lors que l’attente principale de nos concitoyens à l’égard de l’Europe soit que celle-ci les protège. Ils ne veulent pas d’une Europe parfaite à l’intérieur mais vulnérable de l’extérieur. Ils veulent une Europe capable de défendre les intérêts européens face aux menaces terroristes, aux risques migratoires, environnementaux et commerciaux. Là aussi, nos responsables nationaux et européens doivent opérer une forme de révolution mentale : dans les années à venir, le salut de l’Europe passera moins par sa capacité à parachever son marché unique et ses politiques communes que par sa capacité à démontrer son efficacité face aux enjeux multiples de la mondialisation.

Le troisième mal dont souffre l’Europe, c’est l’absence de leadership.

Quand l’Europe balbutie et peine à décider, il est facile d’incriminer sa gouvernance complexe et le nombre trop élevé de ses Etats membres. Incontestablement, les élargissements nombreux et rapides à partir de 2004 ont rendu la tâche du Conseil européen plus complexe. Arguant d’une double fracture Est/Ouest (sur les questions migratoires) et Nord/Sud (sur les questions économiques et monétaires), nombreux sont ceux qui prônent une Europe des « cercles concentriques » pour contourner les difficultés et avancer malgré tout. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle.

Si l’idée est un rétrécissement de l’Europe à 6, 8 ou 12, alors le risque est grand de la faire disparaître totalement. L’annonce d’une telle décision – si tant est que les partenaires envisagés par la France pour faire partie du noyau dur l’acceptent – provoquerait immédiatement l’annonce de coalitions concurrentes. Au « cœur d’Europe » ouest européen répondraient immédiatement une Europe de Višegrad autour des Polonais et Hongrois, ou une Europe nordique et baltique ou encore une Europe des Balkans, sans doute sous influence turque ou russe. Et la position de l’Allemagne serait particulièrement délicate car rien ne dit qu’elle accepterait ce découpage à hauts risques. L’Europe des cercles concentriques est finalement une vision très française.

Si l’idée en revanche est de s’appuyer sur les structures et procédures existantes, comme la zone euro, les coopérations renforcées ou les projets intergouvernementaux, alors oui bien sûr il faut exploiter toutes ces marges de manœuvre, bien plus que nous ne le faisons actuellement, et permettre ainsi aux Etats membres qui le souhaitent d’avancer plus vite et plus loin.

Mais quel que soit le périmètre dont on parle, l’enjeu principal n’est pas le nombre d’États membres mais l’existence d’un leadership, c’est-à-dire la capacité de quelques Etats membres à convaincre les autres de l’intérêt de travailler ensemble. Reconnaissons que le président de la République a donné en la matière une impulsion inédite dès son élection, mais que l’absence de partenaire solide outre-Rhin a quelque peu douché nos espoirs d’une relance de l’Europe grâce au couple franco-allemand.

La France peut-elle reprendre ce leadership avec une chancelière allemande affaiblie, un gouvernement italien franchement hostile au Président français et une Europe centrale et orientale en rupture avec les valeurs fondamentales de notre Union ?

Ce sera tout l’enjeu des prochains mois. C’est à mon sens encore possible à la double condition. 1. Instaurer un moratoire de 10 ans sur les réformes institutionnelles, les élargissements géographiques et les extensions de compétence. 2. Provoquer un électrochoc en proposant à nos partenaires la tenue d’un conseil européen exceptionnel pour aboutir à des propositions concrètes et budgétées sur trois sujets vitaux pour les Européens, à savoir l’autonomie européenne en matière de défense, la maîtrise de l’immigration et le rattrapage de notre retard en matière d’innovation, par exemple en matière d’intelligence artificielle. Trois sujets qui ne couvrent pas tous les champs possibles bien entendu, mais qui enverraient à nos concitoyens avant les prochaines élections européennes un signal très clair quant à l’utilité de l’Union européenne.

Moins de réformes institutionnelles, moins de réglementation, plus de réalisations concrètes. C’est en passant de la « construction européenne » aux « réalisations européennes » que l’on regagnera la confiance de nos concitoyens et que l’on pourra espérer voir renaître le sentiment d’une communauté de destin.

Jacques Beltran est chargé des affaires européennes et internationales à la Région Ile-de-France.