La leçon de géopolitique du patron de Total

22.11.15
 
Echos2
Total est la seule grande « major » mondiale présente au Moyen-Orient qui n’y dispose pas d’une base de ressources domestiques. – Vahid Salemi/AP/SIPA
 

Total n’ayant aucune base de ressources domestiques au Moyen-Orient, il est régulièrement amené à trouver des accords avec les pays producteurs.

Des pays du Moyen-Orient en voie de « libanisation », d’autres comme le Yemen, la Libye ou l’Irak où l’Etat a disparu, des rivalités politico-religieuses qui s’exacerbent avec le retour de l’Iran dans le jeu diplomatique et partout une menace terroriste accrue… « Je n’ai jamais vu une situation d’instabilité aussi grande », reconnaît Patrick Pouyanné, le patron de Total. La quatrième « major » mondiale présente la particularité d’être la seule grande à ne pas disposer d’une base de ressources domestiques. « Nous sommes donc amenés à trouver en permanence des accords avec les pays producteurs », ajoute le directeur général du groupe qui s’exprimait à l’occasion de la World Policy Conference réunie cette année à Montreux, en Suisse.

Dans cet environnement instable, le patron de Total avance avec deux boussoles : l’histoire et la géographie. La géographie de l’énergie renseigne sur les rapports de force : seulement cinq pays détiennent les deux-tiers des réserves de pétrole de la planète, le Venezuela, l’Arabie Saoudite, le Canada, l’Iran et l’Irak. « Avec la Russie, le Koweit et les Emirats Arabes Unis, on arrive à 80% des réserves mondiales », rappelle-il. A eux seuls, les pays du Moyen Orient détiennent la moitié des réserves même s’ils ne comptent que pour 30% de la production mondiale. « Ils ne “surproduisent” pas, ce qui fait qu’ils ont le temps devant eux », ajoute Patrick Pouyanné.

La géographie du gaz est également éclairante car deux pays, Iran et Russie, détiennent un tiers des réserves mondiales. « Avec le Qatar et le Turkmenistan, on arrive à 60% », ajoute le patron de Total. Le Moyen-Orient aujourd’hui traversé par des tensions extrêmes possède 40% des réserves mondiales de gaz, l’énergie appelée à croître le plus dans les années à venir. Mais là encore, la région ne « surproduit » pas : ce sont les Etats-Unis et la Russie qui, avec 40% de la production mondiale, sollicitent le plus leurs réserves.

Le poids du Moyen-Orient sur le marché du pétrole et du gaz et l’instabilité politique qui y règne devraient propulser les cours de l’or noir vers les sommets. Pourtant, il n’en est rien et il faut cette fois faire appel à l’histoire pour le comprendre ce paradoxe. « L’Opep a été créée en 1960 pour permettre aux pays producteurs d’échapper à la tutelle des grandes compagnies pétrolières, les fameuses “sept soeurs », qui maintenaient le prix du pétrole très bas, autour de 2 dollars le baril », dit Patrick Pouyanné. Cette stratégie a fonctionné : entre 1973 et 1979, le baril passe de 3 à 40 dollars le baril et les pays du Golfe acquièrent un poids politique inédit.

Mais cette stratégie de l’Opep a « trop bien marché », en quelque sorte, ce qui fait que dans les années 1980 et 1990, la demande chute. « Le pétrole cher a cassé le marché et les pays consommateurs se sont mis à développer des sources d’énergie alternatives ou à développer les zones off shore comme en Mer du Nord ». Le baril atteint un point bas à 10 dollars en 1986 et reste peu cher pendant quinze ans, jusqu’à la fin du XXème siècle.

« Le prix n’est remonté qu’au début des années 2000 du fait du développement de la Chine », poursuit Patrick Pouyanné. S’en est suivie une décennie (2005-2015) de pétrole cher, autour de 80-100 dollars qui a produit le même scénario que trente ans plus tôt : le prix élevé a encouragé la recherche de nouvelles technologies avec le pétrole et le gaz non conventionnel. D’où la division des prix par deux en un an. « Ce n’est pas la géopolitique mais tout simplement l’économie, le niveau de la demande, qui explique le niveau des prix du pétrole », insiste le patron de Total.

Les tensions extrêmes auxquelles on assiste vont-elles changer la donne ? Compte tenu des investissements déjà lancés, les capacités de production vont continuer de croître jusqu’à la fin de la décennie. En revanche, plusieurs pays vont rester en marge du marché de manière durable: à cause des destructions opérées par Daech, la Libye ne produit qu’un tiers de ce qu’elle pourrait extraire. A 40 ou 50 dollars le baril, l’Irak ne peut financer aucun investissement nouveau pour développer ses champs. Au Yemen, la production de gaz a dû être pratiquement stoppée à cause de l’avancée d’Al Qaeda… « Tout le monde s’est tellement souvent trompé sur les prix que je ne fais aucune prévision… », dit le patron de Total.

Nicolas Barré