« Personne ne peut compter durablement sur les Etats-Unis »

11.10.2019 

Les Echos

Virginie Robert, Nicolas Barré, Jacques Hubert-Rodier

Pour sa douzième édition, la World Policy Conference, créée Thierry de Montbrial, fondateur de l’Institut français des relations internationales, va rassembler près de 250 experts des relations internationales à Marrakech ce week-end. La montée de la Chine, la guerre commerciale, l’avenir du système financier international ou la cybermenace sont autant de sujets qui seront abordés.

La nouvelle présidente de la Commission, Ursula Von der Leyen, pourra-t-elle mettre en oeuvre une Europe puissance ?

L’Europe puissance est une locution équivoque. Toutefois, il y a une prise de conscience croissante que si l’Europe ne s’émancipe pas des Etats-Unis, elle deviendra une proie dans la compétition sino-américaine. On se pose la même question ailleurs dans le monde, que ce soit au Moyen-Orient ou en Asie de l’Est. De mon point de vue, l’Alliance atlantique au sens fort n’a pas survécu à la fin de la guerre froide. Les Européens doivent donc reformuler leur projet et élaborer progressivement une capacité de sécurité et de défense dans un sens très large. Cela commence par l’économie. Les Allemands, qui naguère encore rejetaient le concept de politique industrielle, y ont maintenant recours. Ils admettent désormais la nécessité d’élaborer sur le long terme un projet sécuritaire, certes sans rompre avec les Etats-Unis, mais largement autonome.

L’Europe en a-t-elle la force politique ?

Sur le court terme, il est réconfortant que les élections au Parlement européen n’aient pas conduit à une victoire du populisme simpliste. A moyen terme, il est vital que l’Union européenne reformule un projet commun auquel les pays membres adhèrent réellement. L’entrée des pays ex-communistes de l’Est a révélé qu’ils étaient loin de partager la vision des pères fondateurs et que certains, comme la Pologne, ont un tropisme américain. Les prochaines décennies seront dominées par la compétition entre les Etats-Unis et la Chine, avec une dimension technologique fondamentale. Comment éviter de se trouver assujettis à ce nouveau monde bipolaire ? Plus que bien d’autres régions du monde, l’Europe a de grands atouts. N’ayant aucune visée impérialiste, elle a une réelle capacité d’attraction vis-à-vis du nouveau tiers-monde, même en Asie.

La crise du Brexit en Grande-Bretagne illustre-t-elle la faillite d’une démocratie parlementaire ?

La légitimité d’un régime politique est corrélée à son efficacité. Il ne s’agit pas seulement de l’aspect économique, mais plus généralement de la façon de prendre les bonnes mesures engageant le long terme et de les appliquer. Les Chinois l’ont parfaitement compris. Le coeur de leur politique est le développement économique et social à l’intérieur. Ils savent que la dynastie communiste ne survivrait pas à un échec. Le problème de la démocratie libérale, c’est son inefficacité. En conséquence, c’est le principe même de la démocratie qui est relativisé un peu partout dans le monde. Elle n’est plus nécessairement perçue comme le plus mauvais des régimes « à l’exception de tous les autres ».

Il y a aussi un risque de rupture interne ?

Les divisions en Grande-Bretagne sont profondes. Un nouveau référendum sur l’Ecosse est possible dans les prochaines années. On évoque même la réunification de l’Irlande. Il se peut que la monarchie soit fragile. Le jour où la reine Elizabeth II disparaîtra, je ne doute pas qu’une énorme vague d’émotion submergera le monde entier. On prendra alors pleinement conscience du déclin de la Grande-Bretagne. Walter Bagehot [1826-1857, rédacteur en chef de « The Economist », NDLR] divisait le pouvoir en deux branches : l’« efficient » [le pouvoir exécutif, NDLR] et le « dignified » [la monarchie et le décorum parlementaire, NDLR]. La reine Elizabeth II aura réussi ce tour de force d’incarner la grandeur du royaume, et de lui conserver un halo victorien. Après elle, le « dignified » survivra-t-il avec autant de majesté ? Le Brexit n’est pas seulement un épisode peu glorieux de la démocratie en Grande-Bretagne. Il est surtout un échec du pays qui aura longtemps incarné la démocratie. C’est beaucoup plus grave.

Que pensez-vous du tournant de la diplomatie française vers la Russie ?

Le fait de ne pas avoir pris en compte les intérêts fondamentaux de la Russie après la chute de l’URSS en 1991 a généré une chaîne d’événements dont l’aboutissement n’est pas dans l’intérêt de l’Europe. La Russie se tourne aujourd’hui vers la Chine. L’acquis de la maîtrise des armements pendant la guerre froide est détruit et la défiance s’est profondément installée entre la Russie et les Occidentaux. Mais Emmanuel Macron a justement souligné, lors de la conférence des ambassadeurs, que la Russie ne pouvait se contenter d’un rôle de « junior partner » de la Chine. Elle a aussi des difficultés économiques considérables. Tout cela peut aller dans le sens d’un « reset ».

Est-ce qu’il peut y avoir une position commune en Europe sur ce sujet ? On a vu que cela suscitait énormément de tensions…

Les Britanniques sont très durs, les Allemands restent beaucoup plus ambivalents. Et, pour des raisons historiques évidentes, des pays comme la Pologne ou la Lituanie sont particulièrement fermés à la Russie. Les constantes géopolitiques sont manifestes. La diplomatie britannique, par exemple, n’a jamais cessé d’agir pour empêcher des rapprochements trop étroits sur le continent. Le cas de la Russie illustre bien la grande difficulté de préciser la notion d’intérêts européens, et donc de défense européenne, puisqu’on défend toujours des intérêts, dont les valeurs ne sont qu’une des composantes.

Paris peut-il être efficace dans une médiation avec l’Iran ?

La politique américaine est dans une impasse. Les Pasdarans [les Gardiens de la révolution, NDLR] qui sont au centre de tous les trafics en Iran, bénéficient des sanctions. La France fait partie du très petit nombre de pays qui ont une vraie capacité diplomatique au niveau mondial. Et pas uniquement à cause de notre siège permanent au Conseil de sécurité. Il y a aussi notre tradition militaire. Il est difficile de ne pas tirer un coup de chapeau après l’initiative du président Macron au G7, puis aux Nations unies. Mais on ne peut pas en espérer trop, car l’Europe est actuellement hors circuit au Moyen-Orient. Je pense cependant que notre position équilibrée pourrait être utile au moment propice.

Où l’Iran veut-il en venir avec l’attaque sur les installations pétrolières saoudiennes ?

Cela fait des années que les Iraniens disent : « Ce n’est pas notre souhait, mais si l’on nous cherche trop, nous avons des capacités de créer le désordre partout. » Le but est de démontrer que la politique actuelle des Etats-Unis de casser, faire s’agenouiller l’Iran, la faire renoncer à l’arme nucléaire sans compromis, ainsi que de rejeter toute idée que l’Iran puisse avoir une influence dans d’autres pays, ne marchera pas. Cette politique américaine a adopté la vision israélienne et saoudienne, avec une alliance improbable entre les Etats-Unis, l’Arabie saoudite, l’Egypte et Israël.

L’objectif de l’Iran est de revenir à la politique dans laquelle il s’était engagé et qui avait conduit à l’accord sur le nucléaire de juillet 2015 [JCPOA]. Il faut rappeler que la question d’une grande négociation [sur les missiles et les ingérences iraniennes dans la région NDLR] avait été posée avant la conclusion de cet accord. Il s’agissait alors de négocier d’abord sur le nucléaire quitte à élargir ensuite les discussions. Ce qui est choquant, c’est la dénonciation unilatérale de l’accord de Vienne par Donald Trump, au lieu de dire : « Maintenant, commençons à élargir les négociations aux autres sujets. »

Les Etats-Unis viendraient au secours de quel pays aujourd’hui ?

Aucun, si leurs intérêts n’étaient pas frappés au coeur. Je pense d’ailleurs que l’Arabie saoudite ne se fait pas trop d’illusions. Une des caractéristiques des Américains, c’est qu’ils peuvent laisser tomber leurs partenaires ou même leurs alliés du jour au lendemain. Le lâchage de Moubarak [en Egypte], en 2011, a provoqué un séisme en Arabie saoudite et même au Maroc. En dépit du caractère erratique de sa politique, on constate que Donald Trump recule quand le danger se rapproche. Surtout, nous sommes dans une phase historique où les Etats-Unis sont non pas isolationnistes, mais où leurs intérêts nationaux sont étroitement conçus. Un peu comme au tout début du XXe siècle. Pendant la guerre froide, leur conception de l’intérêt national était beaucoup plus large. Il s’agissait d’empêcher l’expansion du communisme dans le monde.

Donald Trump a promis le retrait des troupes américaines d’Afghanistan. Est-ce qu’il peut y arriver après l’interruption des négociations avec les talibans ?

Il est intéressant de relever que, pour remplacer John Bolton comme conseiller à la sécurité nationale, Donald Trump a choisi Robert O’Brien, le négociateur du département d’Etat lors des prises d’otages. Ce point est révélateur de son approche : la négociation, le marchandage. La méthode s’applique à l’Afghanistan, mais aussi à l’Iran. Donald Trump croit qu’il peut mettre n’importe qui dans sa poche, les talibans, Kim Jong-un… Du fait de leur puissance, les Etats-Unis se croient plus forts que tous les autres. Mais on devrait savoir, depuis le XIXe siècle, qu’on ne se tire pas facilement d’affaires en Afghanistan. Je ne vois pas les Américains se retirer complètement de ce bourbier.

Quels risques fait peser la politique de Donald Trump sur l’économie mondiale ?

Il y a un an, le paysage économique était plutôt dégagé. Les nuages aujourd’hui ne sont pas directement liés à l’économie. En revanche, les risques géopolitiques n’ont fait qu’augmenter. Si, d’ici aux élections présidentielles américaines de 2020, la politique étrangère de Washington ne se traduit que par une dégradation de la situation économique mondiale, Donald Trump s’en rendra évidemment compte. L’absence probable de grandes percées diplomatiques sur l’Iran ou la Corée dans les prochains mois pourrait inciter Washington à calmer le jeu sur le plan commercial. C’est aussi l’intérêt de Pékin. Et si Trump est réélu fin 2020, il serait parfaitement capable de changer totalement de position sur les grands dossiers internationaux. Nous n’en sommes pas là.

 

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