Xi Jinping, Trump, Poutine : un trio de durs face à une Europe trop douce

08.12.16

Par Alain Frachon

Ces trois-là ont tout pour se comprendre. Donald Trump à Washington, Xi Jinping à Pékin et Vladimir Poutine à Moscou s’entendent sur un point clé : « la communauté internationale », c’est eux – et personne d’autre. L’ancien promoteur new-yorkais, le « communiste aux caractéristiques chinoises » et l’ex-officier du KGB ont la même méthode de travail : le rapport de force. Ils ont la même vision du monde : une affaire de brutes.

Les doux Européens, volontiers confiants dans l’extension de la notion d’Etat de droit à la vie internationale, n’ont guère d’illusions à entretenir. Poutine, Trump et Xi Jinping, nationalistes convaincus, veulent façonner le monde à leur main. Un peu partout, l’idéal démocratique-libéral est en perte de vitesse et, avec lui, celui d’un ordre international qui serait régi par la norme de droit. Il n’y a qu’à Bruxelles qu’on cultive encore ce dernier rêve.

Les « Trois » se retrouvent dans la défense de leur zone d’influence – chacun la sienne. Durant la campagne électorale américaine, Trump a laissé entendre qu’il n’avait rien à redire à ce que la Russie reprenne la Crimée à l’Ukraine. Il veut bien que Pékin étende sa présence militaire en mer de Chine, dès lors que les Chinois s’abstiennent de commenter les relations de Washington avec Taïwan. Tout est affaire de négociation – de deal, dirait Trump – plutôt que de droit international.

« National-égoïsme »

Brut de décoffrage, cet état des lieux a été dressé à la World Policy Conference (WPC), présidée par son fondateur Thierry de Montbrial et réunie, pour sa 9e édition, fin novembre au Qatar. A Moscou, Pékin et Washington, l’idéologie montante est le bon vieux national-égoïsme, pas l’isolationnisme.

Le monde est appelé à rester global, la mondialisation est portée par la technologie. Mais, plus trompeuse que jamais, l’idée d’une gouvernance mondiale, incarnée dans des institutions internationales, est battue en brèche par la réalité des Etats. Les plus puissants d’entre eux l’entendent bien ainsi.

Une fois de plus, ce devrait être l’heure de vérité pour l’Europe, a constaté la WPC. Ce devrait être le moment du réveil pour les Européens, la prise de conscience de « l’impossibilité d’une île » : ils ne s’isoleront pas des crises, ils ne vivront pas comme dans une « grande Suisse ».

Dans ce monde de brutes, les épreuves à venir commanderaient de les trouver unis. Pour exister à côté de la « bande des Trois », négocier avec les grands émergents (Brésil, Inde), affirmer une singularité européenne dans la mondialisation. Seulement voilà, au moment précis où elle devrait être forte, l’Union européenne (UE) est au plus bas. Elle est victime d’une crise interne. Le projet européen va fêter son 60eanniversaire drapeau en berne.

Le mal est profond, peut-être terminal, diagnostique Hubert Védrine dans son dernier livre, Sauver l’Europe ! (Liana Levi, 96 pages, 10 euros). L’UE périt de l’intérieur : elle a perdu la confiance des peuples. Avant même le Brexit, elle était dans un état de « déréliction avancé ».

Pourquoi cette désaffection populaire ? L’ancien ministre des affaires étrangères – jamais eurolâtre, plutôt euroréaliste – incrimine une UE devenue à la fois trop vague et trop ambitieuse. Mal préparé, trop rapide, trop étendu, l’élargissement post-guerre froide l’a diluée dans une masse informe et sans cesse en mouvement.

Retisser du lien entre les peuples et l’Europe

L’instauration du marché unique s’est traduite par un déluge incontrôlé de directives, de « normes intrusives et tatillonnes » émanant de la bureaucratie bruxelloise. Celle-ci n’est pas si nombreuse que ça ni si antidémocratique qu’on veut bien le dire (elle applique des décisions prises par des gouvernements élus).

Mais la mise en musique de l’ensemble au son d’une partition ridiculisant les notions d’identité nationale et de souveraineté, pour célébrer à satiété les mérites d’un européisme élitiste, a fait le reste : les peuples ont décroché. L’euroscepticisme est majoritaire.

De la crise de l’euro à Schengen et à l’immigration, le livre passe en revue les difficultés traversées par l’UE. Il y a la manière Védrine : « no nonsense », dirait-on anglais – rester pragmatique, ne pas se payer de mots, éviter les batailles théologiques. Il ne se résout pas à la dislocation du projet européen. Une obligation : retisser du lien entre les peuples et l’Europe. L’originalité du livre est dans une proposition à double détente. D’abord décréter une « pause » à la fois dans l’élargissement et dans « la furie normalisatrice » de Bruxelles.

Ce serait le temps d’un bilan de la construction européenne : ce qu’il faut garder, ce qui ne marche pas. Ensuite convoquer une conférence « refondatrice » qui accoucherait d’un document politique de réorientation de l’ensemble du système : redéfinition stricte de la répartition des compétences entre les institutions européennes et les Etats ; redéfinition du rôle des dites institutions ; redéfinition d’un projet européen qui respecterait les espaces nationaux et resituerait l’ambition de l’Europe dans le monde de demain.

Védrine est souvent convaincant. Il est aussi convaincu de l’impérieuse nécessité de l’Europe pour préserver le mode de vie européen dans le monde de demain. Configuration géopolitique nouvelle : l’Europe a peu d’amis. Dans toute l’UE, Vladimir Poutine finance les partis d’ultra-droite qui veulent détruire le projet européen. A Washington, Trump est du côté des « brexiters » : il n’a que mépris, au mieux de l’indifférence, pour l’UE.

A Pékin, Xi Jinping serait le moins anti-européen de « la bande des Trois », mais les Chinois savent jouer de la division des Européens entre eux. Dans la multipolarité conflictuelle qui s’annonce, la désintégration du projet européen serait une tragédie. Pour les Européens.