Le multilatéralisme peut-il s’adapter ?

29 juin 2018

Jean Pisani-Ferry, Project Syndicate

FLORENCE – Revenons au milieu des années 1990. Après une séparation de quatre-vingts ans entre les deux blocs, l’économie mondiale était en voie de réunification. L’ouverture économique était au programme, la finance libéralisée. L’internet naissant allait donner à chacun sur la planète un égal accès à l’information. Pour gérer cette interdépendance en développement continu, les institutions internationales voyaient leur heure venue. L’Organisation mondiale du commerce voyait le jour. Un accord contraignant sur le climat, le Protocole de Kyoto allait bientôt être finalisé.

Le message était clair : la mondialisation ne consistait pas seulement à libéraliser la circulation des biens, des services et des capitaux, mais aussi à établir les règles et les institutions requises pour gouverner les marchés, renforcer la coopération, et garantir l’accès aux biens publics globaux.

Examinons maintenant la situation en 2018. Malgré dix ans de discussions, les négociations sur les échanges mondiaux lancées en 2001 n’ont mené nulle part. L’internet s’est fragmenté et pourrait bien se morceler plus encore. Le régionalisme financier a le vent en poupe. L’effort mondial pour combattre le changement climatique repose sur un accord non-contraignants, dont les États-Unis se sont retirés. Certes, l’OMC existe toujours, mais elle est de moins en moins efficace. Le président Trump, qui ne cache pas son mépris pour les institutions multilatérales, tente de paralyser son système de règlement des différends. Les États-Unis prétendent, contre toute évidence, que les importations de BMW menacent leur sécurité nationale. La Chine est violemment sommée – en dehors de tout cadre multilatéral – d’importer plus, d’exporter moins, de réduire les aides qu’elle accorde à son industrie, de freiner ses achats d’entreprises américaines de technologie, et de respecter les droits de la propriété intellectuelle. Les principes mêmes du multilatéralisme, ce pilier de la gouvernance mondiale, semblent aujourd’hui les vestiges d’un passé lointain.

Que s’est-il passé ? Trump, bien sûr. Le quarante-cinquième président des États-Unis a mené campagne avec la délicatesse d’un éléphant dans un magasin de porcelaine, appelant de ses vœux la destruction d’un ordre international à la construction duquel tous ses prédécesseurs, depuis Franklin Roosevelt, ont contribué. Depuis qu’il a pris ses fonctions, il tient parole, se retirant les uns après les autres des accords internationaux et imposant une augmentations des droits de douanes sur maints produits importés par les États-Unis, que ceux-ci proviennent de leurs amis ou de leurs adversaires.

Ne nous y trompons pas pourtant : les problèmes d’aujourd’hui n’ont pas commencé avec Trump. Ce n’est pas Trump qui, en 2009, a fait échouer les négociations de Copenhague sur un accord climatique. Ce n’est pas Trump qu’il faut blâmer pour l’échec du cycle de Doha sur les échanges internationaux. Ce n’est pas Trump qui a demandé à l’Asie de prendre ses distances avec le filet de sécurité financier que le Fonds monétaire international est censé gérer pour l’ensemble de la planète. Avant Trump, les problèmes étaient abordés de façon plus civile. Ils n’en existaient pas moins.

Les explications ne manquent pas. Ainsi de nombreux participants au système international ont de plus en plus de doutes sur la mondialisation. Dans les pays avancés, on considère volontiers que les rentes issues de l’innovation technologique se sont dissipées trop vite. L’ouvrier américain d’hier devait son niveau de vie à ces rentes. Mais comme l’a brillamment montré l’économiste Richard Baldwin, dans son ouvrage The Great Convergence, la technologie est devenue plus accessible, les procès de productions se sont segmentés et un bonne part des bénéfices se sont évaporés.

L’échec de la stratégie américaine envers la Russie et la Chine constitue la deuxième explication. Dans les années 1990, les présidents George H. W. Bush et Bill Clinton étaient convaincus que l’ordre international contribuerait à transformer ces pays en « démocraties de marché ». Mais sur la plan politique, ni l’une ni l’autre n’ont convergé. Économiquement, la Chine a certes convergé quant au PIB et au niveau de développement, mais son système économique demeure une exception. Comme le montre Mark Wu, de Harvard, dans un article de 2016, les forces du marché jouent certes un grand rôle dans son économie, mais la coordination par la puissance publique (et le contrôle du Parti communiste) demeure omniprésente. La Chine a inventé ses propres règles économiques.

Troisièmement, les États-Unis doutent qu’un système fondé sur des règles constitue le meilleur cadre pour sortir vainqueurs de leur compétition avec la Chine. Certes, un système multilatéral devrait en principe aider la puissance qui détient encore l’hégémonie et la puissance montante à éviter le « piège de Thucydide », c’est-à-dire une confrontation militaire. Mais le multilatéralisme est de plus en plus perçu aux États-Unis comme une contrainte qui pèse plus fort sur leur comportement que sur celui de la Chine.

Enfin, les règles mondiales semblent toujours plus dépassées. Si certains des principes qui les sous-tendent – à commencer par la simple idée que les questions se règlent dans un cadre multilatéral plutôt que bilatéral – sont plus forts que jamais, d’autres ont été conçus pour un monde qui n’existe déjà plus. Les négociations commerciales, telles qu’elles étaient traditionnellement pratiquées, n’ont guère de sens dans un cadre où les chaînes de valeur sont globales et la distinction entre biens et services de plus en plus ténue. Quant au classement des pays en fonction de leur développement, il a perdu de sa pertinence, puisqu’on trouve chez certains d’entre eux aussi bien des entreprises de rang mondial que des poches d’arriération économique. Mais l’inertie est considérable, ne serait-ce qu’en raison du consensus nécessaire pour parvenir à modifier les règles.

Que doit-on faire alors ? On peut choisir de préserver l’ordre existant, autant qu’il est possible. Ce fut l’approche adoptée après que Trump a eu retiré les États-Unis de l’accord sur le climat : les autres signataires continuent de s’y conformer. Ce type de réaction a l’avantage de contenir les dommages causés par le comportement d’un seul pays. Mais dans la mesure où l’attitude des États-Unis est un symptôme, cette position de sauvegarde ne traite pas la maladie à la racine.

On pourrait aussi se servir de la crise comme d’une opportunité de réforme. L’Union européenne, la Chine et quelques autres pays – parmi lesquels on peut encore espérer compter les États-Unis eux-mêmes – devraient en prendre l’initiative, en récupérant de l’ancien multilatéralisme les points qui demeurent utiles, mais en opérant leur refonte, au sein de nouveaux accords, plus équitables, plus souples et mieux adaptés au monde d’aujourd’hui.

Cette stratégie aurait pour avantage d’identifier et d’assimiler les leçons qu’on peut tirer de l’étiolement des dispositifs traditionnels et de l’émergence de nouveaux cadres. Mais existe-t-il aujourd’hui assez d’autorité et de volonté politique pour dépasser les compromis vides, surtout destinés à sauver les apparences ? C’est incertain. Et en cas d’échec, une telle approche pourrait conduire au délitement complet du système mondial.

On ne trouvera en définitive la solution ni en cultivant la nostalgie de l’ordre ancien ni en misant sur des formes relâchées, donc inefficaces, de la coopération internationale. L’action collective au niveau international requiert des règles, car l’adaptabilité et la bonne volonté ne peuvent à elles seules résoudre les problèmes difficiles. La voie étroite par laquelle il faudra passer consiste à déterminer, au cas par cas, les conditions minimales permettant à l’action collective d’être efficace, et à bâtir le consensus sur les réformes remplissant ces conditions. Ceux qui croient en l’existence d’une telle voie n’ont plus de temps à perdre pour l’explorer.

Traduit de l’anglais par François Boisivon