Dette : « Un plan financier d’urgence vitale pour l’Afrique »

Le banquier Jean-Claude Meyer appelle, dans une tribune au « Monde », à un allègement massif de la dette des pays africains, dont la stabilité économique, déjà mise à mal par la pandémie, va subir le choc de l’inflation et de la hausse des taux d’intérêt

Publié le 18 février 2022 à 10h00 | Lecture 4 min.

Tribune. Le fossé entre les pays développés et les pays en voie de développement et émergents s’est creusé avec la pandémie. Il va certainement s’amplifier, à cause de nos deux « virus » que nous allons exporter chez eux : l’inflation et la hausse des taux d’intérêt. Notre inflation va naturellement réduire le pouvoir d’achat des pays les plus pauvres (en particulier à cause de la hausse des denrées alimentaires) et l’épargne des classes moyennes.

L’inflation est un accélérateur de pauvreté, et l’on sait que, contrairement à ce que les banquiers centraux ont dit pour nous « endormir » ou par manque de lucidité, elle ne sera pas transitoire, mais durable. En même temps, la hausse des taux, déjà amorcée sur les bons du Trésor à 10 ans, va durement frapper ces pays, grevés pour la plupart par leurs déficits budgétaires et le risque de surendettement.

Même si les taux d’intérêt réels resteront faibles, cette hausse, annoncée en mars par la Réserve fédérale américaine et sans doute bientôt par la Banque centrale européenne, rendra plus difficile et plus onéreux leur appel aux marchés internationaux pour se refinancer, boucler leur budget, et financer leurs projets de développement.

L’importance de l’inflation

Elle accroîtra la volatilité et l’incertitude de leurs flux de capitaux ; le dollar se renforçant, leurs monnaies vont être dévaluées, entraînant de sorties massives de capitaux : déjà 50 milliards de dollars viennent de sortir du Chili, 15 milliards de dollars du Pérou.
« En 2022, les pays les plus pauvres devront payer 80 milliards de dollars au titre du service de leur dette. Compte tenu de cette charge, les pays vulnérables auront plus de mal à affecter des ressources à la santé, à l’éducation, à la protection sociale et au climat », s’est inquiété David Malpass, président de la Banque mondiale, dans son dernier rapport (janvier 2022).

En outre, le « gap d’infrastructures » est estimé à 100 milliards de dollars par an en Afrique ; en Côted’Ivoire, le plan national de développement 2021-2025 requiert près de 90 milliards d’eurosd’investissement, dont deux tiers sont attendus du secteur privé. Depuis mars 2020, le Fonds monétaire international (FMI) a approuvé une aide totale de 170 milliards de dollars à 90 pays, outre des droits de tirage spéciaux (DTS) de 21 milliards.

L’initiative de suspension de la dette (ISSD) lancée par le G20 et le Club de Paris a permis à 48 pays les plus fragiles de suspendre le remboursement de 13 milliards de dollars, mais il a pris fin en décembre 2020. Le Sri Lanka, le Ghana, le Salvador et la Tunisie sont au bord du défaut de paiement ;l’Argentine vient de restructurer avec le FMI sa dette de 44,5 milliards de dollars ; le Tchad, l’Ethiopie et la Zambie sont engagés dans une restructuration de leur dette au sein du cadre commun mis en place par le G20.

Un risque de déflagration

En plus de ces endettements inquiétants, les trajectoires de croissance se sont inversées entre les pays développés et pays en voie de développement et émergents. D’ici 2024, les premiers auront accru leur produit national brut de 0,9 %, tandis que les seconds l’auront vu chuter de 5,5 %. Depuis 2020, au moins 70 millions de personnes sont tombées sous le seuil de pauvreté, vient de révéler Gita Gopinath, directrice générale adjointe du FMI.

Véritable scandale, seulement 4 % de la population des pays pauvres est vaccinée. La pandémie a fait des ravages en Amérique latine et en Afrique subsaharienne, particulièrement chez les jeunes, dont l’éducation a pâti des fermetures d’école. Dans les pays pauvres, l’inflation importée et la hausse des taux vont s’ajouter à la hausse de l’endettement et la chute de la croissance.

Prenons garde : une crise financière de ces pays pourrait propager une déflagration sur nos marchés financiers florissants. Il est d’une urgence vitale que le FMI, la Banque mondiale, le G20, le Club de Paris, la Chine et les créanciers privés prolongent la suspension du remboursement de la dette des pays les plus pauvres, notamment en Afrique, apportent de nouvelles sources de financement bonifiées avec la réallocation des DTS des économies développées, et accélèrent le rééchelonnement de leurs dettes.

Une question de survie

Surtout au moment où, dans certains Etats d’Afrique de l’Ouest, le djihadisme s’abreuve de la faiblesse des structures étatiques et de la pauvreté ; et où la pression démographique accrue par la récession et les incertitudes politiques risque d’entraîner d’importantes vagues migratoires. Le plan d’investissement public et privé de 150 milliards d’euros annoncé jeudi 10 février par la Commission européenne dans le cadre du volet Afrique-Europe de l’initiative « global gateway », répond en grande partie à notre cri d’alarme.

Espérons que le sommet Europe-Afrique qui se termine à Bruxelles vendredi 18 février confirmera ce plan et contribuera ainsi à apporter, pour l’Afrique en tout cas, des solutions solidaires et concrètes. Ily va de la survie de ces pays. Il y va aussi de notre intérêt.

Jean-Claude Meyer (Vice-président International de Rothschild et Cie)

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