Election municipale à Istanbul : « Erdogan doit faire preuve d’une certaine ouverture »

La victoire d’Ekrem Imamoglu à la mairie d’Istanbul va contraindre le président Erdogan à davantage d’ouverture pour ne pas s’isoler, estime Dorothée Schmid, spécialiste des questions turques.

L’écrasante victoire dimanche de l’opposition face au candidat de Recep Tayyip Erdogan aux élections municipales d’Istanbul est un avertissement pour le président turc, estime Dorothée Schmid, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), spécialiste des questions turques.

Comment expliquer ce large revers du parti d’Erdogan aux élections municipales d’Istanbul dimanche ?

DOROTHÉE SCHMID. Il y a de nombreux facteurs. Les problèmes de politique extérieure de la Turquie, c’est-à-dire sa relation extrêmement orageuse avec les Etats-Unis ou ses difficultés militaires en Syrie, pèsent très fortement. La Turquie doit aussi se sortir de la crise économique dans laquelle elle est plongée. Tout cela donne l’impression d’un pouvoir à bout de souffle avec trop de dossiers difficiles à gérer à la fois. Pour la première fois, on sent que le colosse est beaucoup plus fragile qu’il y a deux ou trois mois.

Le manque de démocratie en Turquie a-t-il pu jouer dans la récente défaite de l’AKP, le parti d’Erdogan ?

Peut-être, mais il y a un climat liberticide en Turquie depuis longtemps déjà avec les manifestations anti-Erdogan de 2013. Il s’est renforcé avec la tentative de coup d’Etat manqué de 2016.

Que va concrètement changer cette élection municipale ?

C’est la première fois que les partis d’opposition à Erdogan arrivent à s’allier contre l’AKP, en surmontant leurs divisions. On retrouve trois groupes dans cette alliance : le CHP, c’est-à-dire le parti kémaliste de Imamoglu, quelques dissidents du parti nationaliste et le soutien d’une partie des Kurdes. Mais, le parti kémaliste doit maintenant se réformer et tenir la route après sa victoire aux municipales.

Quelle stratégie pourrait appliquer Erdogan face à ce nouveau concurrent qu’est Imamoglu ?

Erdogan a commencé sa carrière politique à Istanbul, c’est l’homme du peuple stambouliote. Cette défaite de l’AKP a donc été un choc symbolique. On a l’impression qu’il est à bout de souffle, usé. Il sera peut-être obligé de lâcher du lest. Mais le président turc est aussi capable de retournement de situation impressionnant. Le grand défi pour Erdogan, c’est de ne pas s’isoler. Il doit faire preuve d’une certaine ouverture, pratiquer le pouvoir avec plus de collégialité au sein de son parti pour éviter une dissidence.

Erdogan et Imamoglu, c’est finalement un choc entre deux personnalités très différentes ?

Oui, Erdogan joue sur le clivage et passe son temps à insulter son adversaire. Pour lui, le nouveau maire est une sorte de bobo qui n’a pas compris les besoins du vrai peuple d’Istanbul. Il le traite même de terroriste. À l’inverse, Imamoglu est quelqu’un d’assez atypique et dynamique. Il est jeune, utilise beaucoup les réseaux sociaux et parle aux minorités. Les électeurs sont satisfaits d’avoir une tête différente de celle d’Erdogan : Imamoglu incarne une nouvelle génération de politiciens plus modernes.

Peut-il être un concurrent sérieux pour Erdogan en 2023 ?

Depuis qu’Imamoglu est sorti du bois, tout le monde a cela en tête et considère qu’il a un très bon profil pour être candidat. J’imagine aussi qu’Erdogan y pense, dans ses pires cauchemars ! Mais il peut se passer tellement de choses en l’espace de trois ans… La Turquie est un pays qui bouge vite.

Par Raphaël Dupen

Publié le 24 juin 2019 dans Le Parisien