La double opportunité de l’Europe

 
KEMAL DERVIS ,  CAROLINE CONROY, Project Syndicate
WASHINGTON, DC – L’Europe a une décision à prendre. Elle peut rester sans rien faire pendant que le nationalisme et l’autoritarisme se développent des États-Unis (avec l’approche « America First » de Donald Trump) jusqu’à la Chine (qui est en train d’évoluer d’un système à parti unique vers un régime à chef unique). Alternativement, elle peut mener une redynamisation des valeurs démocratiques et de la coopération internationale, à un moment où les changements rapides liés à la technologie exigent des réformes politiques, économiques et sociales importantes.

Certains voient dans la montée du populisme dans l’Union européenne – essentiellement à la droite du spectre politique – un signe que, loin d’être prête à jouer un rôle de chef de file, l’UE pourrait se désintégrer. Pourtant, la situation de l’UE est beaucoup plus compliquée que ce qui est présenté par les pessimistes – et loin d’être aussi sombre.

L’automne dernier, l’enquête Eurobaromètre spécial 467 a montré que 75% des répondants jugent l’UE positivement. Bien que la majorité des personnes interrogées pensent que la vie de leurs enfants sera plus difficile que la leur, les deux tiers estiment que l’UE offre un espoir pour les jeunes européens – soit une augmentation de six points de pourcentage par rapport à 2016.

Les jeunes semblent être d’accord. La part des jeunes répondants (âgés entre 15 et 39 ans) qui considèrent l’UE positivement est particulièrement élevée. Et, en dépit des inquiétudes au sujet du « déficit démocratique » de l’UE, cette cohorte semble apprécierle potentiel de participation politique.

La foi dans l’avenir de l’UE a été revivifiée en mai dernier par l’élection du président français Emmanuel Macron. Si Macron peut obtenir la coopération de l’Allemagne sur son programme de réformes européennes, les perspectives pour l’UE seront encore renforcées.

Bien que les dernières élections fédérales allemandes de septembre n’aient pas produit un résultat aussi clair en faveur de l’UE – le parti d’extrême-droite Alternative pour l’Allemagne est maintenant le plus grand parti d’opposition, avec de 13% des voix – ce sont malgré tout les principaux partis modérés qui ont gagné, obtenant plus de 60% des voix. Le nouveau gouvernement de coalition de l’Allemagne est au moins aussi pro-européen que celui qui l’a précédé, et une Europe plus forte pourrait représenter un héritage recherché par la chancelière Angela Merkel.

Les élections récentes en Italie – lors desquelles le parti anti-immigration de la Ligue (qui a sa base électorale dans le nord) et le mouvement populiste de gauche Cinq étoiles (dont le soutien est concentré dans le sud) ont obtenu ensemble plus de 50% des voix – sont plus inquiétantes. Cependant, étant donné l’antagonisme entre les deux partis, il est probable que toute coalition gouvernementale durable devra inclure le Parti démocratique qui est pro-européen. En fin de compte, quels que soient les obstacles que l’Italie, avec son économie criblée de dettes, posera à une plus grande intégration de l’UE, ils ne seront probablement pas insurmontables si la France et l’Allemagne exercent un leadership décisif.

Bien sûr, le Brexit ne facilitera pas les choses. Mais, dans l’ensemble, l’Europe ne semble plus être un continent en crise. Même en Grèce, qui a renoué avec la croissance de son PIB, la majorité des participants à l’enquête de l’Eurobaromètre déclarent maintenant soutenir l’UE.

Dans ce contexte, l’Union européenne pourrait disposer de deux opportunités étroitement liées. En interne, elle peut adopter des réformes qui renforcent l’efficacité institutionnelle et font progresser l’intégration. A l’extérieur, elle peut promouvoir fermement la coopération internationale, les droits de l’homme et une société ouverte.

L’Europe doit se saisir de la première occasion si elle entend avancer sur la seconde, et cela implique un renforcement de la zone euro. Sur ce front, Macron a déjà offert des propositions ambitieuses: un budget distinct pour la zone euro, un ministre des Finances de la zone euro et un parlement de la zone euro (composé de membres du Parlement européen et de parlementaires nationaux) pour contrôler le ministre des Finances.

Avant même que le nouveau gouvernement de coalition de l’Allemagne soit formé, un groupe de travail franco-allemand a été créé pour examiner les propositions de Macron. Maintenant que la nouvelle administration de Merkel est en place, nous découvrirons à quel point l’Allemagne est prête à soutenir une plus grande cohésion de la zone euro.

À court terme, il semble peu probable que le nouveau gouvernement sera favorable aux propositions de Macron dans leur forme actuelle. Mais il pourrait soutenir l’achèvement de l’union bancaire et un mécanisme pour assurer une meilleure coordination des politiques économiques de la zone euro.

À plus long terme, certaines des réformes de Macron pourraient être possibles, surtout si les pays de la zone euro sont autorisés à aller de l’avant sans l’approbation unanime de l’ensemble des 27 pays membres de l’UE. De tels changements – combinés à une plus grande coopération militaire et du renseignement – insuffleront un nouveau dynamisme au projet européen, ce qui stimulera un plus grand enthousiasme et sentiment de sécurité parmi les citoyens européens.

Une UE plus intégrée et plus sûre serait bien placée pour s’affirmer plus efficacement sur la scène internationale. Alors que le marché unique européen dispose encore d’un PIB supérieur à la Chine ou aux États-Unis, l’UE peut agir comme troisième « pôle » dans un nouvel ordre mondial. Son modèle d’ouverture économique, de cohésion sociale et d’institutions fortes peut proposer une alternative aux tendances isolationnistes et nationalistes qui menacent la coopération mondiale.

Et ne vous trompez pas: dans des domaines tels que le commerce, les changements climatiques, la réglementation du secteur financier, la politique de la concurrence et la cybersécurité, la coopération internationale reste fondamentale. Et elle deviendra indispensable lorsque les progrès de l’intelligence artificielle et de la biotechnologie soulèveront des questions éthiques épineuses qui ne pourront être traitées efficacement qu’au niveau international.

L’ordre mondial libéral qui a surgi des ruines de la Seconde Guerre mondiale pour aider à prévenir de futures catastrophes est confronté au test le plus difficile de son histoire. Nous devons réaffirmer l’importance de l’internationalisme, de l’ouverture et de la démocratie dans cette nouvelle ère numérique, tout en adaptant nos politiques et nos règles aux nouvelles réalités. L’Europe, grâce à son expérience unique de création d’un modèle démocratique de gouvernance supranationale, devrait ouvrir la voie. Le monde – en particulier ses jeunes – compte sur elle.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont