« Il est impératif que les pays européens remettent en cause leurs politiques énergétiques »

L’invasion de l’Ukraine a rompu la sécurité d’approvisionnement de l’Europe, mais elle n’est pas le seul facteur d’augmentation des prix, explique l’expert de l’énergie Olivier Appert dans une tribune au « Monde ».

Publié le 04 mars 2022

Tribune. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février, est un défi énergétique majeur, en particulier pour les pays européens. Les marchés ont immédiatement réagi : le prix du pétrole a dépassé la barre symbolique des 100 dollars (90 euros) le baril, alors que le prix du gaz en Europe a augmenté de 30 %.

La Russie possède 6,4 % des réserves mondiales de pétrole et 17,3 % des réserves de gaz. Elle est le troisième producteur de pétrole et le premier exportateur de gaz. Elle fournit 23 % des importations européennes de pétrole, 46 % des importations de gaz et 60 % des importations de charbon. Certains pays dépendent entièrement de la Russie, comme la Lettonie ou la République tchèque. L’Allemagne, premier pays consommateur de gaz en Europe, en importe 50 % de Russie et mise sur le gaz naturel pour assurer sa transition énergétique. La France est moins dépendante (17 %), grâce à une politique de diversification des approvisionnements, notamment avec le gaz naturel liquéfié (GNL).

En retour, la Russie est très dépendante de ses exportations vers l’Europe. Celle-ci absorbe environ 90 % de ses exportations de gaz. Les exportations d’hydrocarbures ont une importance majeure pour l’économie russe : elles représentent 25 % du produit intérieur brut du pays, 40 % de ses recettes budgétaires et 57 % de ses exportations.

Cette dépendance réciproque entre la Russie et l’Europe a contribué, pendant des décennies, à la sécurité de l’approvisionnement européen. La seule rupture à déplorer, en 2006, était due à un conflit commercial sur le transit du gaz russe en Ukraine.

Incertitude majeure

Le contexte actuel change radicalement la donne. L’invasion de l’Ukraine intervient à un moment où les marchés pétroliers et gaziers sont déjà en tension. La flambée des prix du gaz et de l’électricité en Europe est liée d’abord à des facteurs conjoncturels, mais aussi à la politique de libéralisation des marchés gaziers, qui accorde une primauté au court terme. Par ailleurs, les investissements ont été limités par le manque d’incitation du cadre réglementaire et par le message politique négatif sur les énergies fossiles.

Le marché pétrolier va connaître une tension croissante dans les toutes prochaines années non en raison de l’absence de ressources, mais de l’insuffisance des investissements alors que la demande mondiale continue toujours de croître. Il s’ensuit une montée en puissance du contrôle du marché par les pays producteurs, dont la Russie, avec les enjeux géopolitiques afférents. La hausse des prix du pétrole devrait se poursuivre dans le cadre d’un choc pétrolier rampant. On ne peut pas exclure non plus un choc violent lié aux tensions au Moyen-Orient ou en Ukraine.

L’économie de l’Europe serait particulièrement impactée par une tension durable des marchés, compte tenu de sa dépendance croissante vis-à-vis des importations. Il n’en est pas de même des Etats-Unis, maintenant autosuffisants grâce notamment à leurs ressources en hydrocarbures non conventionnels. La Chine dispose, elle, de moyens financiers importants et de ressources en charbon qu’elle n’hésiterait pas à mobiliser si nécessaire.

Compte tenu de l’incertitude majeure sur le déroulement du conflit entre la Russie et l’Ukraine, il est hasardeux d’élaborer des scénarios. Il y a cependant une certitude : l’Europe ne pourra plus compter durablement sur la Russie pour assurer la sécurité de ses approvisionnements, comme cela a été le cas depuis cinquante ans. Sur le plan pétrolier, il est vraisemblable que la Russie va jouer pleinement le jeu de l’OPEP + pour maintenir des prix élevés. Sur le plan gazier, la Russie continuera à faire le service minimum, comme elle l’a fait en 2021 ; elle accordera une priorité à sa consommation intérieure. En outre, les livraisons à l’Europe pourraient être réduites par des destructions sur la chaîne logistique gazière en Ukraine.

Rupture de confiance

On ne peut pas exclure un scénario catastrophe de rupture totale des livraisons de pétrole et de gaz russe à l’Europe, qu’elle résulte d’une décision unilatérale de la Russie ou d’un embargo décidé par les pays occidentaux. Une telle mesure aurait un impact minime sur les Etats-Unis, mais serait dramatique pour l’Europe. Les conséquences sur l’économie russe seraient limitées par la flambée des prix qui interviendrait immédiatement. Le marché pétrolier présente assez de souplesses pour pouvoir s’adapter à cette situation, mais cela prendrait quelques mois.

Il n’en est pas de même pour le gaz. En effet, l’Europe n’a actuellement aucune solution de remplacement immédiate si les importations de gaz russe devaient cesser. Le 1er février, le Qatar, en réponse à une demande pressante de Joe Biden d’aider l’Europe, avait expliqué qu’il ne pourrait pas compenser à lui seul un volume d’approvisionnement suffisant. Pour renforcer les importations de gaz liquéfié américain, il faudrait construire de nombreux terminaux de regazéification, ce qui prendrait au minimum deux à trois ans. La seule solution envisageable serait de faire fonctionner la solidarité entre consommateurs de GNL mondiaux, comme cela a été le cas après l’accident de Fukushima. Mais même si cette solidarité fonctionnait à plein, elle serait insuffisante pour compenser le gaz russe.

En tout état de cause, la confiance entre l’Europe et la Russie est durablement rompue. Il est impératif que les pays européens, et en particulier l’Allemagne, se livrent à une remise en cause en profondeur de leurs politiques énergétiques afin de garantir au mieux la sécurité des approvisionnements et la résilience de notre économie dans ce nouveau contexte géopolitique. Cela implique une stratégie claire de limitation de la demande et de sensibilisation des consommateurs sur les économies d’énergie, mais aussi de développement du nucléaire et des énergies renouvelables (en particulier le gaz vert), et vraisemblablement de maintien du charbon. Les Européens vont devoir s’adapter à des prix plus élevés de l’énergie.

Lire l’article original sur le site du Monde.