Joschka Fischer : La tragédie transatlantique

28 septembre 2020

Joschka Fischer

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BERLIN – Entre les péripéties d’un duel sino-américain de plus en plus tendu et la persistance de la crise du Covid-19, le monde vit indubitablement un changement profond, historique. Des édifices apparemment immuables, bâtis voici de nombreuses décennies font soudain preuve d’une extrême malléabilité, ou disparaissent purement et simplement.

Dans les temps anciens, les événements sans précédents du temps présent auraient persuadé aux populations inquiètes de scruter les signes d’une apocalypse à venir. Outre la pandémie et les tensions géopolitiques, le monde est aussi confronté à la crise climatique, à la balkanisation de l’économie mondiale et aux profondes perturbations technologiques engendrées par la numérisation et l’intelligence artificielle.

Les jours ne sont plus où l’Occident – sous la houlette des États-Unis soutenus par leurs alliés, notamment européens – jouissait d’une primauté politique, militaire, économique et technologique incontestée. Trente ans après la fin de la guerre froide – quand l’Allemagne s’est réunifiée et que les États-Unis sont apparus comme l’unique superpuissance –, rien ne justifie plus l’hégémonie occidentale, et l’Asie orientale, avec une Chine de plus en plus autoritaire et nationaliste à sa tête, s’avance, prête, sans tarder, à la remplacer.

Mais ce n’est pas dans l’aggravation de la rivalité avec la Chine qu’il faut chercher l’affaiblissement de l’Occident. Ce sont ses développements internes qui, des deux côtés de l’Atlantique, ont presque entièrement précipité son déclin, particulièrement, quoiqu’il n’en ait pas l’exclusivité, au sein du monde anglo-saxon. Le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni et l’élection aux États-Unis du président Donald Trump en 2016 ont marqué une coupure décisive dans ce qui avait été l’engagement transatlantique en faveur des valeurs libérales et d’un ordre mondial fondé sur des règles, et cette coupure présageait la résurrection d’une obsession bornée pour une souveraineté nationale sans avenir.

L’Occident transatlantique, idée qu’incarnait la création de l’OTAN après la Seconde Guerre mondiale, était le produit du triomphe militaire des États-Unis et du Royaume-Uni sur les théâtres pacifique et européen. Ce sont les dirigeants de ces deux pays qui ont créé l’ordre de l’après-guerre et ses principales institutions, des Nations Unies et de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (le précurseur de l’Organisation mondiale du commerce) à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international. En tant que tel, l’« ordre libéral du monde » – et bien sûr, d’une manière générale, l’« Occident » – était tout entier une initiative anglo-saxonne, dont la victoire à l’issue de la guerre froide renforçait encore la légitimité.

Mais au cours des décennies qui ont suivi, les forces du monde anglo-saxon se sont épuisées et, dans sa population, beaucoup se sont mis à rêver au retour d’un âge d’or impérial et mythique. La perspective d’une restitution de la grandeur passée est devenue, dans les deux pays, un slogan politique gagnant. Entre la doctrine de « L’Amérique d’abord » de Trump et les appels du Premier ministre du Royaume-Uni Boris Johnson à « reprendre le contrôle », le dénominateur commun est un ardent désir de revivre les temps idéalisés des XIXe et XXe siècles.

En pratique, ces slogans conduisent à un retour en arrière voué à l’échec. Les fondateurs de l’ordre international, qui ont consacré la démocratie, l’État de droit, la sécurité collective et les valeurs universelles, sont désormais occupés à le démanteler de l’intérieur, et par conséquent à détruire les fondements de leur propre puissance. Et cette autodestruction anglo-saxonne crée un vide, qui ne conduit pas à un nouvel ordre mais au chaos.

Certes, les Européens, à commencer par les Allemands, seraient malvenus à jouer les spectateurs complaisants ou à pointer du doigt les Anglo-Saxons. Parce qu’ils se sont trop peu intéressés aux questions de défense ou ont persisté à minimiser l’importance des surplus commerciaux, ils portent eux aussi une part de responsabilité dans la résurgence actuelle des nationalismes.

Si l’Occident, comme idée et comme bloc politique, veut survivre, quelque chose doit changer. Les États-Unis et l’Union européenne seront l’un et l’autre plus faibles s’ils sont séparés que s’ils forment un front uni. Mais les Européens n’ont aujourd’hui d’autre choix que de faire de l’Union un véritable acteur, en tant que tel, de la puissance. Une faille profonde s’est ouverte entre les Européens du continent – à qui revient la tâche de poursuivre la construction occidentale – et des Anglo-Saxons de plus en plus nationalistes.

Car le Brexit n’est pas vraiment affaire de pragmatisme et de relations commerciales ; il représente plutôt une rupture fondamentale entre deux systèmes de valeurs. Pour poser clairement la question, que se passera-t-il si Trump est réélu en novembre ? Il est presque certain que l’Occident transatlantique ne survivrait pas à quatre années supplémentaires, et l’OTAN devrait probablement faire face à une crise existentielle, même si les Européens augmentaient, conformément aux exigences des États-Unis, leurs dépenses de défense. Pour Trump et ses partisans, il ne s’agit pas vraiment d’argent. Ce qui leur importe d’abord, c’est la suprématie américaine et l’allégeance européenne.

Si, en revanche, l’ancien vice-président Joe Biden est élu, les relations transatlantiques prendront certainement un tour plus amical. Mais il n’y aura pas de retour à l’ère d’avant Trump. Même avec une administration Biden, les Européens n’oublieront pas facilement la profonde défiance semée au cours des quatre années qui se sont écoulées.

Quel que soit le vainqueur en novembre, les États-Unis devront compter avec une Europe qui accordera beaucoup plus d’importance à sa souveraineté, notamment pour ce qui concerne la technologie, qu’elle ne l’a fait par le passé. Les interdépendances complices des années qui ont suivi la guerre froide sont révolues depuis longtemps. L’Europe devra se montrer beaucoup plus attentive à la protection de ses propres intérêts, et l’Amérique comprendra opportunément que ceux-ci puissent diverger des siens.

Retrouvez l’article original sur Project Syndicate.