Les élections américaines et au-delà

Éditoriaux de l’Ifri, 12 octobre 2020

J’écris ces lignes alors que l’incertitude règne encore sur l’état de santé de Donald Trump, ce qui ajoute une inconnue à l’équation déjà compliquée du 3 novembre prochain. Dans une perspective à court terme, le contexte de l’élection ne serait cependant bouleversé que si le président sortant ne pouvait pas se présenter. Autrement, ce nouvel avatar dans une campagne déjà à nulle autre pareille ne devrait pas changer fondamentalement les choses.

Quel que soit l’élu, l’Amérique restera divisée comme jamais depuis la guerre de Sécession, avec de nouvelles explosions de violence et une mise sous tension inédite de la Constitution, dont chacun sait qu’elle est le pilier de l’identité américaine. Si un autre que Trump est élu, ce sera par défaut, comme ce fut le cas pour Trump face à Hilary Clinton en 2016.

Les prochaines années seront agitées aux États-Unis. La dépendance de la politique extérieure vis-à-vis de la politique intérieure a peu de chances de se distendre. Qu’il s’agisse de la rivalité avec la Chine ou du centrage sur les intérêts israéliens de la politique au Moyen-Orient, par exemple, on voit mal un Joe Biden faire significativement marche arrière. Beaucoup d’Européens veulent croire qu’avec l’ancien vice-président d’Obama on en reviendrait au bon vieux temps de la concertation transatlantique et du multilatéralisme. En apparence, peut-être. Mais en apparence seulement, car la dérive des continents a commencé avec l’émergence du monde post-soviétique, c’est-à-dire plus ou moins au début du nouveau siècle. Cette dérive s’explique par des facteurs objectifs, principalement la montée de la Chine et l’abaissement de la Russie. La personnalité des hôtes successifs de la Maison-Blanche ne peut qu’en forcer ou en atténuer les traits. Ce détail n’est cependant pas insignifiant. Pour arriver à ses fins en politique intérieure, Trump n’a pas hésité à rompre avec tous les codes en politique extérieure. Il a fait des émules jusqu’en Grande-Bretagne avec Boris Johnson. Du point de vue de la stabilité du monde dans son ensemble, le mépris du droit et des institutions internationales est pire qu’un crime. C’est une faute à l’égard du monde, et donc aussi me semble-t-il à l’égard des États-Unis. De ce point de vue, un autre que Trump pourrait peut-être calmer les blessures, mais pas changer le cours des choses. C’est la raison pour laquelle certains, de ce côté de l’océan Atlantique, espèrent la réélection du milliardaire. Selon eux, seul un tel choc pourrait consolider le timide mouvement des Européens en faveur de leur souveraineté.

Pour ma part, je me refuse à pareilles spéculations. D’abord, parce que les Européens ne sont que des spectateurs de la scène politique américaine. Ils n’ont aucun moyen de l’influencer. Ensuite et surtout, au nom du réalisme : dans tous les cas de figure, un minimum d’entente euro-américaine est nécessaire pour que les pays occidentaux, et ceux de tous les continents auxquels ils sont liés par l’histoire et la géographie, affrontent en souplesse le défi de la montée des puissances illibérales. Il y a aussi le défi de l’islamisme politique, incompatible avec les valeurs occidentales, et a fortiori la menace persistante du terrorisme islamiste. La nécessaire entente euro-américaine suppose cependant que les États-Unis, avec ou sans Trump, cessent de traiter les Européens comme des adversaires, en leur imposant brutalement leurs propres choix notamment par la voix des sanctions. Ayant dit cela, il faut reconnaître qu’un Trump II aurait peu de chances de se distinguer vraiment d’un Trump I. Dans ce cas, l’Union européenne n’aurait d’autre choix que de chercher les moyens de sortir des griffes de l’oncle Sam sans tomber dans celles de la Cité interdite. Le point le plus délicat est qu’à ce stade rien ne nous permet de penser qu’une Amérique à nouveau démocrate ne chercherait pas elle aussi à imposer sa volonté aux Européens, certes en y mettant un peu plus les formes.

Pour compléter ces propos pré-électoraux, prenons encore davantage de recul, avec un regard plus sociologique sur le monde contemporain. En premier lieu, on observe le rejet de toute notion d’autorité en général. Particulièrement spectaculaire à cet égard est l’effondrement du christianisme dans le monde occidental, incroyablement rapide à l’échelle de l’Histoire. Cela est vrai globalement du catholicisme mais aussi des protestantismes, particulièrement au profit des églises évangéliques. Ce dernier point est frappant aux États-Unis, où ce qui reste de la culture protestante, si importante pour l’identité de la première puissance mondiale, se trouve transfiguré dans des communautarismes sectaires d’autant plus irréalistes et intolérants qu’ils se sont coupés de leurs racines. Par analogie, comment ne pas faire un parallèle avec l’idéologie communiste, ce travesti du christianisme où l’on avait remplacé Dieu par « le peuple » et l’Église par le Parti. En Europe de l’Est, les églises orthodoxes résistent encore. Dans l’avenir proche, c’est peut-être aux États-Unis que la perte d’identité est la plus frappante, malgré les tentatives pour la dissimuler. En fin de compte, le phénomène Trump ne traduit-il pas la crispation d’une moitié de la population qui craint sincèrement la disparition des valeurs américaines ? La peur identitaire ne se manifeste pas qu’aux États-Unis. Elle est visible en France, et depuis longtemps. En fait, en dehors de l’orthodoxie en Russie, s’il est un monothéisme qui depuis un demi-siècle n’a cessé de renforcer ses positions, sur le plan tant religieux que politique, c’est l’islam. Et, depuis les décolonisations au sens large, l’islam politique a tendu à dégénérer dans les pires formes d’obscurantisme.

Après ou plutôt à côté de la religion, je citerai les réseaux sociaux et la conception libertaire qui prévaut encore à leur sujet. Il aura fallu beaucoup de temps pour qu’on commence à reconnaître que des segments entiers d’opinions publiques sont conditionnés par le déferlement continu de propos ou d’« informations » non contrôlés. Et les jugements éthiques à leur sujet ne coulent jamais de source. Les problèmes posés aux sociétés contemporaines sont extrêmement complexes. On ne peut traiter ces questions qu’en examinant toutes leurs faces et aucune synthèse parfaite n’est possible. Quand plus aucune autorité n’est reconnue, manipulateurs et cyniques ont le champ libre pour propager la « post-vérité » et justifier leurs crimes. La technologie est un formidable instrument sur lequel ils peuvent s’appuyer. Sans doute, le temps passant, la nécessité de légiférer sur l’internet se fera-t-elle de plus en plus sentir. Mais avant qu’un droit nouveau n’émerge, combien de drames se seront-ils déroulés, et avec quels effets ?

Pour mémoire, mentionnons sans commentaires l’explosion des inégalités pendant le temps de la « mondialisation heureuse », la surexploitation de la nature et les manifestations de plus en plus tangibles du changement climatique. Autant de faits qui, à eux seuls, suffiraient à expliquer le retour de formes quasi-révolutionnaires du socialisme (ou leur apparition dans le cas des États-Unis), fort éloignés de la social-démocratie.

Enfin, il y a l’interminable pandémie de COVID-19. Elle nous oblige à reconsidérer la gouvernance mondiale en matière de santé, alors que la tendance – exacerbée par la pandémie – est à la déglobalisation et à l’affaiblissement du multilatéralisme. Cet affaiblissement est accru par la suspicion d’incompétence qui prévaut au moins dans les opinions occidentales, sur la capacité des gouvernants à mener des politiques publiques cohérentes et efficaces.

J’ajoute pour terminer que les régimes autoritaires ou totalitaires ne sont pas à l’abri des révolutions, en partie pour les mêmes raisons. Aucun pays de nos jours ne peut se mettre entièrement à l’abri du regard des autres. Les régimes apparemment les plus solides peuvent se trouver balayés en un clin d’œil. Le déséquilibre est un phénomène mondial. Le mieux que l’on puisse attendre du prochain président des États-Unis, c’est un peu plus de sagesse. La sagesse n’exclut pas la fermeté. Ce serait déjà un grand progrès pour le système international dans son ensemble.

Je vous donne rendez-vous après le 3 novembre.

Thierry de Montbrial

Fondateur et président de la WPC
Fondateur et président exécutif de l’Ifri