LES MOBILISATIONS DANS LE MONDE : UN NOUVEAU SURSAUT DES PEUPLES ?

12 novembre 2019

La World Policy Conference qui a eu lieu à Marrakech du 12 au 14 Octobre 2019 a passé en revue l’état actuel du monde. Son diagnostic est sévère et alarmant. Il est vrai que les tensions se multiplient sur la planète entre les Etats, qu’elles s’aggravent particulièrement dans le monde arabe, que l’essor du protectionnisme et le réveil de nationalismes donnent l’impression que la mondialisation est en recul.

Nous voudrions défendre ici une autre vision des choses. Depuis le début de 2019, des mobilisations populaires, jadis improbables, sont réapparues, tant dans le monde arabe qu’en Amérique latine ou à Hong Kong. A travers des manifestations répétées, les peuples montrent qu’ils ne supportent plus l’arrogance de leurs dirigeants, leur incompétence autant que la corruption dont ils sont les principaux profiteurs. Les mots d’ordre qui reviennent sont : la protestation contre la diminution des moyens de vivre ; mais, surtout, la volonté de rendre le pouvoir au peuple ; et de façon plus radicale, la dénonciation d’une classe  politique, qui, selon eux, porte la responsabilité depuis de longues années, de la corruption du système. En un mot, les soulèvements populaires ne visent pas simplement à protester contre l’Etat, ou contre son incurie, mais condamnent sans appel le système dans son ensemble : ce qu’exprime la reprise du terme « dégage ».

Qu’on considère, d’abord, les énormes mobilisations qui, depuis 37 semaines, ont sans faillir occupé la rue à Alger. L’originalité de ce vaste mouvement est bien connue : déclenchée par l’insistance du Président Bouteflika à rester au pouvoir, la mobilisation a permis non seulement de l’obliger à céder la place, mais a généré de nombreux ralliements contre un certain nombre de tenants de l’ancien régime. La reprise en main par un général de l’armée qui fait office, depuis le début du mouvement, de Président par intérim, n’a pas empêché la Justice de condamner et d’emprisonner un certain nombre de responsables appartenant au « clan » Bouteflika. Chose surprenante, dans un pays jadis tenu par une main de fer, où bon nombre de généraux se partagent  la richesse nationale, un pays qui était resté muet à l’époque du Printemps arabe, ces mobilisations sont vite apparues comme l’expression d’une volonté populaire inflexible (ainsi la proposition de nouvelles élections présidentielles en décembre 2019 reste récusée par les manifestants). Les foules ont choisi une conduite  pacifique,  sans doute aussi parce que les autorités ont,  depuis le début de cette crise institutionnelle,  privilégié un encadrement prudent de la protestation. Un évènement inédit, quand on se rappelle les sanglantes répressions de jadis en Algérie.

Les sursauts populaires ont, plus récemment, caractérisé deux autres pays arabes. En Irak, depuis plusieurs semaines, d’émeute en émeute, le peuple brave une répression des plus sévères de la part du pouvoir. On comptait, à ce jour, un tragique bilan de 270 tués et des milliers de blessés, la plupart victimes de tirs à balle réelle, à Bagdad et plus récemment  à Kerbala. Ce mouvement est symptomatique d’un peuple en détresse, qui réclame depuis des jours, de justes moyens de vivre, et maintient une même inflexibilité à défier le pouvoir. La place centrale de Bagdad est devenue l’emblème d’une lutte opiniâtre, dont les enjeux sont avant tout le départ des dirigeants, la fin d’un régime corrompu , la reconnaissance des libertés  et, plus largement la fin du système politique lui-même. Les manifestants, plus aguerris au fil des jours, ont pratiquement mis le pays à l’arrêt, et contrôlent la majorité des ressources pétrolières. Ils espèrent, en bloquant aussi les routes, forcer le pouvoir à réagir, face à une dégradation généralisée de l’activité économique.

Au Liban, pays apparemment réconcilié, après la guerre civile qu’il a traversée, le peuple, sans distinction de classe ou d’appartenance religieuse, s’est levé depuis une troisième semaine contre le pouvoir. A ce jour, il a obtenu la démission (provisoire ?)  du Premier ministre, en maintenant une conduite pacifique, malgré l’hostilité du Hezbollah dans un premier temps. Le scénario est ici différent. Le Président Aoun comptant des partisans, particulièrement d’obédience chrétienne, tente d’imposer un gouvernement de technocrates. Au-delà des récriminations économiques, et de la même demande du départ de toute une classe politique,  l’ enjeu  plus spécifique qui rassemble le peuple, dans son immense majorité est la volonté de mettre fin au système  politique confessionnel . Et  ceci,  au profit d’une nouvelle classe politique, où les postes ne seraient plus répartis en fonction des appartenances religieuses, chrétienne, chiite ou sunnite, mais attribués sur la base de la reconnaissance de la laicité comme principe fondateur de l’Etat.

Dans la même aire confessionnelle que l’Irak, il est surprenant aussi de voir le Pakistan saisi par des mouvements populaires qui réclament la chute du Premier ministre actuel. De longs cortèges ont traversé le pays jusqu’à Islamabad. Mais l’enjeu ici est la démission du gouvernement et son remplacement par une équipe aux ordres d’un leader politique charismatique connu, chef du parti islamiste religieux. Dans ce climat de crise de la légitimité gouvernementale, il n’est pas sûr que ce parti, qui prône la charria et interdit tout droit de manifester aux femmes sur la voie publique, atteindra ses objectifs.

Il faut aussi citer le cas des manifestants à Hong Kong, où l’enjeu des mobilisations répétées de semaine en semaine est clairement, sinon le départ des dirigeants chinois, du moins la préservation de l’autonomie de l’ancienne enclave britannique. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres a été la volonté du pouvoir d’extrader devant les tribunaux chinois des citoyens de Hong Kong. La lutte frontale avec le pouvoir a conduit les manifestants à réclamer la démission du gouverneur de la province. Dans cet ilot de haute technologie et de salariés cultivés, le jeu du chat et de la souris avec la police a caractérisé récemment le développement là aussi inflexible des manifestants, sous l’œil attentif des autres grandes puissances.

Il pourrait superflu de mentionner les évènements du Chili, pays plus tranquille depuis la chute de la dictature de Pinochet. Depuis le 7 octobre 2019, c’est ici le thème de la révolte contre la hausse des prix qui est au cœur de l’action collective. Tout commence par la protestation contre une hausse de 3% du ticket de métro aux heures de pointe. Le pays connaît sa plus grande crise sociale, miné par des inégalités persistantes, malgré la bonne santé de son économie. Après de sérieux affrontements, qui ont fait une vingtaine de morts, et des milliers d’arrestations, le Président milliardaire Pinéra, qui dans un premier temps avait eu recours à l’armée, a promis des réformes pour lutter contre les inégalités.

Il serait hasardeux de tirer des conclusions générales de ces mobilisations. Elles témoignent tout de même de deux phénomènes, que le retour des dictatures ici où là ne peut dissimuler : face aux pouvoirs en place, on constate de nouveau un sursaut de la rue ; et ceci démontre, quelle que soit  la spécificité des enjeux, que les peuples –parfois au risque de leur vie- ne sont plus enclins à se soumettre et mettent de en plus régulièrement en cause les systèmes politiques dans leur ensemble.

Dominique Martin,
      Vice Président de l’IMRI

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