Les balbutiements de notre révolution de l’information

15 juin 2018

Joseph S. Nye, Project Syndicate

CAMBRIDGE – On entend souvent dire que nous vivons une révolution de l’information. Mais qu’est-ce que cela veut dire, où nous emmène cette révolution ?

Les révolutions de l’information ne sont pas nouvelles. En 1439, la presse d’imprimerie de Johannes Gutenberg a inauguré l’ère de la communication de masse. Notre révolution actuelle, qui a commencé dans la Silicon Valley dans les années 1960, est liée à la loi de Moore : le nombre de transistors sur une puce double chaque année.

Au début du XXIème siècle, la puissance de calcul coûte un millième de ce qu’elle coûtait au début des années 1970. Aujourd’hui, Internet se connecte quasiment à tout type d’objet. Au milieu de l’année 1993, il y avait environ 130 sites Internet dans le monde ; d’ici 2000, ce nombre avait dépassé les 15 millions. Aujourd’hui, plus de 3,5 milliards de personnes sont en ligne ; les experts projettent que d’ici 2020, « l’Internet des objets » va connecter 20 milliards de dispositifs. Notre révolution de l’information n’en est encore qu’à ses balbutiements.

La caractéristique clé de la révolution actuelle n’est pas la vitesse des communications ; la communication instantanée par télégraphe remonte à la moitié du XIXème siècle. Le changement crucial est l’énorme réduction du coût de transmission et de stockage de l’information. Si le prix d’une automobile avait diminué aussi rapidement que le prix de la puissance de calcul, on pourrait acheter une voiture aujourd’hui au même prix qu’un déjeuner bon marché. Quand le prix d’une technologie baisse aussi rapidement, elle devient largement accessible et les barrières à l’entrée tombent. Pour tous les buts pratiques, la quantité d’information qui peut être transmise dans le monde entier est pratiquement infinie.

Le coût du stockage de l’information a également diminué de façon spectaculaire, ce qui a ouvert l’ère actuelle des données massives. L’information qui par le passé aurait rempli un entrepôt tient à présent dans la poche de votre chemise.

Au milieu du XXème siècle, les gens craignaient que les ordinateurs et les communications de la révolution actuelle de l’information ne conduisent au type de contrôle centralisé dépeint dans 1984, le roman dystopique de George Orwell. Big Brother était censé nous surveiller depuis un ordinateur central, faisant ainsi perdre toute signification à la notion d’autonomie individuelle.

Au lieu de cela, comme le coût de puissance de calcul a diminué et que les ordinateurs sont devenus aussi petits que des smartphones, que des montres et d’autres dispositifs portatifs, leurs effets décentralisateurs ont complété leurs effets centralisateurs, ce qui a permis la communication de pair-à-pair et la mobilisation de nouveaux groupes. Pourtant, ironiquement, cette tendance technologique a également décentralisé la surveillance : des milliards de personnes portent de nos jours volontairement un dispositif de pistage qui viole continuellement leur intimité pendant qu’il recherche des antennes relais. Nous avons mis Big Brother dans nos poches.

De même, des médias sociaux omniprésents produisent de nouveaux groupes transnationaux, mais créent également des occasions de manipulation pour les gouvernements et pour d’autres personnes. Facebook connecte plus de deux milliards de personnes, et, comme l’intervention russe dans les élections présidentielles américaines de 2016 l’a montré, ces connexions et ces groupes peuvent être exploités à des fins politiques. L’Europe a tenté d’établir des règles pour la protection de la vie privée avec son nouveau Règlement général sur la protection de données, mais son succès est encore incertain. En attendant, la Chine combine la surveillance avec le développement des classements de crédits sociaux qui limiteront des libertés personnelles telles que les voyages.

L’information donne le pouvoir et davantage de personnes ont accès à davantage d’information que jamais auparavant, pour le meilleur ou pour le pire. Ce pouvoir peut être utilisé non seulement par des gouvernements, mais également par des acteurs non-étatiques, allant de grandes sociétés et organisations à but non lucratif, jusqu’à des criminels, des terroristes et des groupes informels ad hoc.

Cela ne signifie pas la fin de l’État-nation. Les gouvernements demeurent les acteurs les plus puissants sur la scène mondiale ; mais la scène est à présent plus dense et plusieurs nouveaux acteurs peuvent se concurrencer efficacement dans le règne du pouvoir de convaincre. Une marine puissante est importante pour le contrôle des routes maritimes ; mais cela n’est pas d’un grand secours sur Internet. Dans l’Europe du XIXème siècle, la marque d’une grande puissance était sa capacité à prévaloir dans la guerre, mais comme l’a précisé l’analyste américain John Arquilla, dans l’ère mondiale de l’information que nous vivons, la victoire dépend souvent non pas de quelle armée gagne, mais de quelle histoire gagne.

La diplomatie publique et le pouvoir d’attirer et de persuader deviennent de plus en plus importants, mais la diplomatie publique est en train de changer. L’époque est révolue où des agents des service diplomatiques transportaient des projecteurs de cinéma dans l’arrière-pays pour montrer des films aux publics isolés, ou à des gens derrière le Rideau en fer, tendant l’oreille sur des radios à ondes courtes pour écouter la BBC. Les progrès technologiques ont conduit à une explosion d’information et cela a produit un « paradoxe d’abondance » : une abondance d’information mène à une pénurie de l’attention.

Quand les gens sont accablés par le volume d’information qui leur fait face, il est difficile de savoir sur quoi se concentrer. L’attention, non pas l’information, devient la ressource rare. Le pouvoir de convaincre de l’attraction devient une ressource bien plus essentielle que par le passé, mais il en va de même pour le pouvoir de contraindre de l’âpre guerre de l’information. Et alors que la réputation devient plus essentielle, des luttes politiques sur la création et destruction de la crédibilité se multiplient. L’information qui semble être de la propagande peut non seulement être dédaignée, mais peut également se révéler contreproductive si elle mine la réputation de crédibilité d’un pays.

Pendant la guerre d’Irak, par exemple, le traitement des prisonniers à Abu Ghraib et à Guantanamo Bay, en contradiction avec les valeurs déclarées de l’Amérique, a conduit à des sentiments d »hypocrisie qui n’ont pas pu être renversés par les diffusions d’images de musulmans ayant un bon niveau de vie en Amérique. De même, les tweets du Président Donald Trump qui s’avèrent être manifestement faux mettent à mal la crédibilité américaine et réduisent son pouvoir de convaincre.

L’efficacité de la diplomatie publique est jugée par le nombre de gens qui changent d’avis (selon les chiffres des interviews ou des sondages), pas par les dollars dépensés. Il est intéressant de noter que les scrutins et l’index de Portland sur le Soft Power 30 montrent un déclin du pouvoir de convaincre américain depuis le début de l’administration Trump. Les tweets peuvent aider à fixer l’ordre du jour mondial, mais ils ne produisent le pouvoir de convaincre qu’à condition d’être crédibles.

À présent, les avancées rapides de la technologie de l’intelligence artificielle ou de l’apprentissage machine accélèrent tous ces processus. Il est souvent difficile de détecter les messages robotiques. Mais il reste à savoir si la crédibilité et un récit contraignant peuvent être entièrement automatisés.