Philippe Chalmin : Cette pandémie sonne le glas de trente années de «mondialisation heureuse ».

15.07.2020

Richard Etienne

Covid-19: «Il n’y a pas eu de crise alimentaire»

Les chaînes d’approvisionnement sont confrontées à des tensions historiques, mais les experts, dont Philippe Chalmin, le père fondateur du rapport «Cyclope», estiment qu’elles tiennent le choc.

Après l’amuse-bouche, nous avons droit à des asperges au pamplemousse et à l’estragon, à une volaille rôtie aux morilles de feu et aux pois puis à un trio chocolaté. Dans la salle de bal de l’hôtel Richemond ce 24 juin, les tables sont drapées de blanc, les serveurs munis de gants en plastique et de masques. Du directeur financier de Trafigura au fondateur de Lambert Commodities, la fine fleur du négoce est réunie pour l’un de ses rendez-vous annuels: la présentation du rapport «Cyclope», un millier de pages dédiées aux matières premières, souvent considérées comme la bible du secteur. On écoute Philippe Chalmin, le père fondateur du rapport, qui présente sa 34e édition, forcément spéciale cette année..

Pour la première fois depuis 1348 et la peste noire, une maladie a plongé l’économie dans un état de léthargie profonde, relève l’historien, qui estime que cette pandémie sonne le glas de trente années de «mondialisation heureuse ». Mais quand il en vient aux céréales, il est très clair: «En 2008, il y a eu une flambée des prix, car on sortait de plusieurs années de mauvaises récoltes et d’El Niño, mais pas en 2020. Il n’y a pas eu de crise alimentaire cette année.»

Il y a eu des tensions et elles demeurent. Le contexte chahuté a conduit nombre d’observateurs à faire référence à la crise céréalière de 2008. «En France, le chiffre d’affaires des supermarchés a été multiplié par trois à partir du 16-17 mars, les gens se sont précipités sur la farine, les œufs, les pâtes, ce qui a donné une impression de pénurie. Il y a bien eu quelques pénuries, surtout d’emballages, mais c’est tout. Le prix du blé et du riz ont un peu augmenté, pour le reste, ça a baissé et ça va encore baisser», anticipe-t-il alors que presque toutes les récoltes s’annoncent bonnes.

Stocks en hausse

Le Conseil international des céréales annonce que les stocks de blé, fin juin 2020, sont en hausse de 10 millions de tonnes sur un an. En comparaison avec 2007, les réserves de céréales sont deux fois plus importantes, le shipping en vrac 20 fois moins cher et le baril vaut 30 dollars, relève The Economist.

En Suisse, les patates de table et leurs cousines utilisées pour les chips se sont écoulées comme jamais pendant le confinement, mais les variétés destinées aux frites (surtout consommées dans les restaurants et aux fêtes) n’ont pas trouvé preneur. Aux Pays-Bas, les agriculteurs se sont retrouvés avec un million de tonnes de pommes de terre en trop. On a même demandé aux Belges de manger plus de frites.

Les travailleurs saisonniers – indispensables pour les récoltes de fruits et légumes – se sont faits rares dans le monde et en Suisse. Pour les grossistes spécialisés dans la restauration, passer en quelques semaines de sacs de 20 kg de farine à des paquets de 500 grammes – pour la grande distribution – relève du défi. La demande en entrepôts réfrigérés s’est accrue en Europe dans la foulée.

A l’hôtel Richemond, certains évoquent l’exemple des denrées qu’ils traitent. J’apprends que jamais le Brésil n’a autant exporté de soja en Chine, où l’élevage de porc redémarre après la peste porcine africaine, que les Brésiliens se sont remis à produire du sucre à partir de maïs (ce marché étant désormais plus intéressant que l’éthanol, dont les prix ont chuté), que le coton subit la fermeture des boutiques vestimentaires et la concurrence du synthétique.

«La pandémie est un choc exceptionnel, car elle affecte en même temps les pays producteurs et les pays consommateurs. Normalement, quand il y a un accident, de mauvaises ou de trop bonnes récoltes, c’est un choc d’offre. Des chocs de la demande, il n’y en a pas. Depuis une trentaine d’années, la demande progresse avec l’augmentation démographique et les prix sont stables», estime quelques jours plus tard au téléphone Jean-François Lambert, le fondateur du cabinet du même nom.

«Cette année, il y a eu un choc de panique, simultané, partout, ce qui a mis les chaînes d’approvisionnement sous tension, mais on peut dire qu’elles ont réussi leur grand oral. Les pénuries n’ont pas duré.»

Mondialisation régionalisée

«On n’a pas vaincu le Covid-19, les mesures de prudence vont continuer, on n’est pas à l’abri d’un nouveau choc, les gens vont stocker davantage, prévient-il. Il va falloir modifier les stratégies de stockage, diversifier les sources d’approvisionnement, les consommateurs demandent que les filières courtes soient privilégiées.» Jean-François Lambert relève que, malgré les bas prix du transport, l’écrasante majorité des céréales cultivées en Europe sont consommées en Europe. «La mondialisation est régionalisée», estime le consultant.

Selon le «Grain Market Report», sur les 2162 millions de tonnes de céréales qui devraient être produites en 2020 dans le monde, 314 millions sont européennes. En Suisse en 2019, 39,5% des céréales importées sont venues de France et 20,9% d’Allemagne, selon les douanes, une proximité qui explique pourquoi Migros peut largement se passer du service des négociants. Loin derrière, en troisième position des pays partenaires, figure le Canada, avec 6,4% des parts.

Dans la salle de bal, on applaudit Philippe Chalmin. «C’est dangereux, me confie un trader. En janvier, on était aussi tous d’accord et on n’a rien vu venir.»

Retrouvez cet article dans Le Temps.