Thierry de Montbrial: «Ce qu’on peut redouter chez Poutine, c’est son hubris»

«Vis-à-vis de l’Otan, Poutine a la maîtrise des premiers barreaux d’une éventuelle escalade. Il pourrait saisir n’importe quel prétexte pour nous tester», estime Thierry de Montbrial. Crédit : BAHI pour l’IFRI

ENTRETIEN – Ce fin connaisseur des relations internationales insiste sur l’importance de maintenir le contact avec le maître du Kremlin qui a déclaré la guerre à l’Ukraine.

Le conflit ukrainien sera au cœur du sommet européen qui se tient à Versailles, ces jeudi et vendredi. La tragédie aura fait comprendre à l’Europe l’importance de prendre son destin en main, en mettant un peu de distance vis-à-vis des États-Unis, souligne Thierry de Montbrial, président de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Également membre de l’Académie des sciences morales et politiques, il publie, dans la dernière revue trimestrielle de l’Ifri, titrée Europe, sorties de crises, un article intitulé: «La politique étrangère de la France: un cap pour les trente prochaines années».

LE FIGARO. – En attaquant par surprise l’Ukraine, que veut Poutine et jusqu’où peut-il aller? Est-il devenu un dictateur fou?

Thierry de MONTBRIAL. – La surprise a plutôt été du côté européen, radicalement non préparé à pareille transgression. Échaudés par les mensonges du général Powell à propos de l’Irak en 2003, nous n’avons pas suffisamment pris au sérieux les renseignements américains des derniers mois, concluant à un changement de régime par la force à Kiev. Surtout, nous avons sous-estimé la valeur que Poutine attache, au-delà d’une rectification de frontières, à la démilitarisation et à la neutralisation de l’Ukraine, au point d’en faire immédiatement un intérêt vital pour la Russie, ce qui justifie pour lui des prises de risque extravagantes à nos yeux. Il faut rappeler que ceux d’entre nous qui, depuis des années, insistaient sur la nécessité d’une nouvelle conférence sur la sécurité en Europe n’ont pas été suivis. Hélas! Maintenant, la guerre est là. Le spectre de l’escalade et de l’arme nucléaire la confine pour le moment en Ukraine.

Le coût de l’invasion est déjà beaucoup plus élevé que le maître du Kremlin ne l’escomptait. L’expression «opération militaire spéciale» indiquait l’espoir d’une victoire rapide et facile. Il s’est trompé tant sur les réactions extérieures que sur le sentiment identitaire ukrainien. Mais il ne reconnaîtra pas son erreur. Il dit vouloir aller jusqu’au bout de sa mainmise, au moins pour un temps, sur la totalité de l’Ukraine. Lui aussi a sa notion du «quoiqu’il en coûte», et il en coûte beaucoup. Vis-à-vis de l’Otan, Poutine a la maîtrise des premiers barreaux d’une éventuelle escalade. Il pourrait saisir n’importe quel prétexte pour nous tester. Mais l’Union européenne et l’Otan sont cohérentes et ne se laisseront pas facilement prendre au piège. Que la démocrature russe se transforme en dictature est un fait. Pour autant, on ne doit pas parler de «folie» à la légère. Ce qu’on peut redouter chez Poutine, c’est son isolement, son hubris et, par conséquent, le risque d’une énorme erreur de calcul. D’où l’importance de ne jamais perdre le contact avec lui.

Poutine n’est-il pas en train de renforcer l’Otan et l’UE, tout ce qu’il ne voulait pas?

Il faut distinguer le court, le moyen et le long termes, même si ces temporalités se recouvrent partiellement. Le court terme, c’est celui de cette guerre, de l’évolution des rapports de force au fil des jours, des réponses immédiates des divers segments de la «communauté internationale» et des réactions émotionnelles de toute nature. Le moyen terme s’ouvrira quand Poutine choisira de proclamer qu’il a atteint ses objectifs, quelle que soit la situation réelle du moment. Ce moyen terme, dominé par la diplomatie, sera plus ou moins long. Car la «victoire» du Kremlin ne sera pas décisive comme les réactions internationales et l’impressionnante résistance ukrainienne permettent de le penser. Le renforcement de l’UE est l’aspect le plus prometteur à long terme. Du moins peut-on l’espérer! Réveillés par Trump, sidérés par Poutine, plutôt rassurés par Biden, les Européens commencent à comprendre qu’ils doivent enfin prendre sérieusement leur destin en main. Mais le chemin d’une défense européenne véritablement autonome ne fait que s’entrouvrir. À court et moyen terme, notre dépendance vis-à-vis des États-Unis reste le fait dominant. Et ce sont eux qui arbitreront finalement l’éventuelle extension de l’Otan, en se plaçant dans une perspective globale, c’est-à-dire incluant la Chine.

  • Le ­talon d’Achille de la France, c’est l’économie. On ne répétera jamais assez qu’il n’y a pas de puissance sans une économie forte. Poutine lui-même finira par le comprendre, Thierry de Montbrial

L’Union européenne doit-elle accepter la demande d’adhésion de l’Ukraine?

Cette question ne se pose pas de façon opérationnelle pour l’avenir prévisible. On doit s’exprimer prudemment sur ce sujet.

Comment sortir de cette guerre?

À moins d’une escalade hors contrôle, peu probable mais possible, on devrait sortir dans les prochaines semaines des affrontements de haute intensité. Quoi qu’il en soit alors, si l’on entend par «sortie de guerre» l’établissement d’une paix durable, il faudra passer d’une manière ou d’une autre par l’élaboration d’une nouvelle architecture de paix en Europe. Cela prendra beaucoup de temps.

Quel doit être le rôle d’Emmanuel Macron et de la France?

La France a deux atouts majeurs et une immense faiblesse. L’importance de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et d’unique puissance nucléaire au sein de l’UE est plus que jamais en lumière. Et la Ve République a su dans l’ensemble conserver une autonomie de jugement dans les grandes affaires du monde. Notre talon d’Achille, c’est l’économie. On ne répétera jamais assez qu’il n’y a pas de puissance sans une économie forte. Poutine lui-même finira par le comprendre. Malgré ce handicap, nous pouvons et devons jouer un rôle important dans la prochaine phase des relations internationales, comme s’y prépare Macron en ne fermant aucune porte.

La résurgence de l’agressivité russe ne risque-t-elle pas de détourner l’Europe des menaces sur son flanc sud?

Pour moi, la question des intérêts de l’Union européenne sur son flanc sud devra être au cœur de l’élaboration de son projet d’autonomie stratégique. Il existe une relation évidente entre la sécurité du théâtre central et celle de la périphérie.

La Chine peut-elle profiter de cette «distraction»?

Je n’ai aucun doute sur la volonté de la Chine de récupérer Taïwan, mais pas au point d’y parvenir par la force dans un proche avenir. Sauf si elle se sentait directement menacée sur l’île par les États-Unis. Mais Washington cultive sur ce sujet une sage «ambiguïté stratégique». Les Chinois aspirent actuellement à un minimum de stabilité du système international. Ils profitent du pivotement de la Russie vers l’Est et, comme Poutine s’est largement mis entre leurs mains, Xi Jinping pourrait lui conseiller amicalement de ne pas déclencher une Troisième Guerre mondiale, tout en le soutenant fermement sur le non-élargissement de l’Otan. Poutine peut indirectement contribuer à empêcher que l’Otan ne se transforme en une alliance à la fois antirusse et antichinoise.

Lire l’article original dans Le Figaro