« Il faut resserrer le nœud coulant des sanctions sur la Russie »

L’Europe a les moyens de prouver que les représailles économiques peuvent faire reculer l’agresseur russe, analyse l’économiste dans sa chronique.

Publié le 19 mars 2022

Provocante, certainement, la formule du ministre de l’économie, Bruno Le Maire, n’en était pas moins juste : c’est bien une « guerre économique et financière totale » qui s’est engagée contre la Russie. Son enjeu dépasse l’Ukraine : il s’agit de savoir si les représailles économiques peuvent faire reculer un agresseur, ou bien si seule la force armée peut arrêter la force armée.

Ce qui se joue aujourd’hui, c’est d’abord l’existence d’un pays. Mais ce qui se teste, c’est notre capacité à faire levier de la puissance économique. Si nous parvenons à faire plier Poutine, la leçon sera claire : entre prédation et prospérité, il faut choisir. Si nous échouons, la volonté de puissance aura le champ libre.

Nous avons des atouts pour cette confrontation. Comme l’a dit Jason Furman, l’ancien conseiller économique de Barack Obama, la Russie n’est, pour l’économie mondiale, qu’une « grande station-service ». Elle est, en revanche, tributaire de l’extérieur pour la technologie, la finance, les biens d’équipement et les biens de consommation. La sanctionner lui fait beaucoup plus mal que cela ne nous coûte.

Les Etats-Unis et l’Europe ont instantanément mobilisé tous les moyens que leur donnent un quasi-monopole sur les monnaies de réserve, le contrôle des infrastructures financières internationales (dont la messagerie Swift n’est qu’un élément) et la suprématie technologique. L’effet de souffle des sanctions illustre une thèse formulée en 2019 par les politistes Henry Farrell et Abraham Newman sous le nom de « weaponized interdependence » (« l’interdépendance comme arme »). Les structures en réseau, disaient-ils, se sont développées pour des raisons économiques, mais elles confèrent un énorme pouvoir aux pays qui les contrôlent.

Ombre portée des sanctions

Ce n’était cependant que la première manche. Certes, la Russie est devenue un Etat paria, les oligarques sont privés de Riviera et la classe moyenne de meubles Ikea. Mais la dépendance énergétique de l’Europe l’a conduite à limiter le champ des sanctions. Seules certaines banques ont été mises au ban ; seules certaines technologies sont interdites d’exportation ; seules certaines entreprises ont définitivement choisi de plier bagage. Chaque jour, la Russie engrange près d’un milliard de dollars de recettes d’exportations énergétiques. Elle va rapidement retrouver les moyens d’importer.

Moscou subit déjà, en partie, l’ombre portée de sanctions pas encore arrêtées. Il n’est pas interdit d’acheter du pétrole russe. Mais, par crainte de mesures à venir, armateurs, banquiers et assureurs hésitent à participer à ce commerce. L’expérience des sanctions secondaires américaines de 2018, qui avaient banni toutes les entreprises en relation avec l’Iran, reste dans les mémoires. Résultat : le pétrole de l’Oural subit une décote importante, de 25 dollars par baril.

Mais ceci ne durera pas. Il faudra bien, rapidement, être clair. Soit l’achat d’énergie russe est licite, soit il ne l’est pas. Et s’il l’est, il faudra bien laisser le pouvoir russe disposer des recettes en devises sans lesquelles il n’aura aucune raison de ne pas laisser ses hydrocarbures sous terre. Les Etats-Unis ont déjà choisi : ils se passeront du pétrole russe, dont ils n’ont d’ailleurs pas besoin. L’Allemagne tergiverse, l’Europe n’a rien décidé. Mais si elle n’agit pas, M. Poutine ne tardera pas à conclure que,
pour lui, le pire est passé. Déjà, le rouble s’est un peu redressé. Il n’y a pas le choix : il faut resserrer le nœud coulant.

Il importe, à ce stade, de distinguer pétrole et gaz. Le marché du premier est mondial, parce qu’un tanker de brut est essentiellement substituable à un autre. Un arrêt des exportations russes aurait pour principale conséquence une hausse du prix, que les Etats-Unis s’emploient à prévenir en reprenant langue avec le Venezuela et l’Iran. Cet arrêt est peu probable, car il se trouvera toujours preneur (l’Inde, par exemple) pour du pétrole décoté. Mais en créant toute sorte de complications pour les acheteurs, un embargo sur le brut russe accentuerait sa décote et réduirait les recettes de son exportation. Ces recettes diminueraient encore en cas de sanctions secondaires : en 2019, le volume des livraisons iraniennes avait été divisé par deux.

Solidarité européenne

Les choses sont plus compliquées pour le gaz, dont le commerce suppose des infrastructures et qui est aujourd’hui essentiellement exporté vers l’Europe. Arrêter les importations affaiblirait beaucoup
la Russie, qui ne dispose pratiquement pas d’autres canaux d’exportation. Mais même si son gaz ne représente que 8,4 % de l’énergie primaire consommée par l’Union européenne (UE), ce ne serait pas sans effet sur nous. Et, bien évidemment, cette dépendance varie énormément d’un pays à l’autre.

Un arrêt total n’est pas envisageable, dans l’immédiat. L’UE doit cependant commencer à réduire ses importations de gaz, diversifier ses approvisionnements et, pour cela, réformer un système énergétique insuffisamment intégré pour garantir la sécurité collective d’approvisionnement. Une bonne manière d’y inciter serait, comme le proposent les économistes Eric Charney, Christian Gollier et Thomas Philippon, d’appliquer un tarif douanier au gaz russe et de le relever progressivement. Ce serait le signal que nous sommes décidés à nous en passer, en même temps qu’une incitation à recourir à d’autres fournisseurs. Evidemment, cela ne se conçoit pas sans une forte solidarité envers les pays qui seraient les plus directement frappés par la baisse des importations de gaz russe.

Notre poids économique, notre technologie, la prépondérance de nos multinationales, notre contrôle des infrastructures de la mondialisation, l’asymétrie de nos échanges énergétiques avec la Russie nous donnent les moyens de l’emporter dans un affrontement décisif. A condition seulement que nous ne demandions pas, en plus, que ce soit parfaitement indolore.

Lire l’article original sur le site du Monde.