Comment l’Afrique, le Maghreb, la Chine et l’Europe cohabitent ?

16.10.2019

Hassina Mechaï, Le Point Afrique

REPORTAGE. Au cœur de la World Policy Conference, la question de savoir comment est le monde et où va-t-il ? Éléments de réponse.

Le Premier ministre ivoirien Amadou Gon Coulibaly a été une voix remarquée lors de cette 12e édition de la World Policy Conference (WPC).

© DR

Marrakech, hôtel Four Seasons, le ballet des voitures officielles est parfaitement réglé, déversant à un rythme de métronome les « décideurs, chercheurs et leaders d’opinion » venus participer à cette conférence prévue du 12 au 14 octobre. C’est la quatrième fois que la ville impériale accueille la World Policy Conference (WPC, Conférence sur la politique mondiale en français).

La WPC est une initiative de l’Ifri (Institut français des relations internationales) et de son président Thierry de Montbrial. Sous l’égide de cet institut de recherche qui se veut également un think tank de réflexion sur les questions internationales et de gouvernance mondiale, la WPC réunit décideurs politiques, économiques, académiques, leaders d’opinion ainsi que représentants des sociétés civiles des cinq continents. Cette année, entre autres invités, le président rwandais Paul Kagamé, le Premier ministre ivoirien Amadou Gon Coulibaly ou encore le vice-Premier ministre qatari, Mohammed bin Abdulrahman bin Jassim, ont fait le déplacement de Marrakech.

L’Afrique au cœur du débat

Lors des débats, Amadou Gon Coulibaly a plaidé pour une inclusion de l’Afrique dans la mondialisation, remarquant que le continent « dispose de bases solides pour devenir un pilier de l’équilibre mondial », notamment avec un taux de croissance de 4 %, supérieur en cela à la moyenne mondiale. Face à la nouvelle menace que constitue la montée des protectionnismes suscitée par les guerres commerciales, plusieurs participants ont plaidé pour l’accélération des échanges infra-africains et l’intégration économique continentale à travers notamment la Zleca. Cette zone de libre-échange continentale africaine a ainsi le potentiel d’un marché estimé à 1,2 milliard et peut voir émerger une solide classe moyenne de consommateurs.

Une réalité (le mot de la WPC) qui n’a pas échappé au PDG de L’OréalJean-Paul Agon. « La dernière grande frontière du groupe L’Oréal est l’Afrique. Si l’Asie avait été la priorité du groupe ces vingt dernières années, l’Afrique le sera ces vingt prochaines. » Le groupe français, présent dans 150 pays et qui réalise 90 % de ses bénéfices hors de France, dispose déjà de centres de production en Afrique du Sud, Kenya, au Ghana et en Côte d’Ivoire.

Mais que vaut l’optimisme sur le plan économique si sur le plan sécuritaire l’inquiétude était tangible ? Ainsi, selon Amadou Gon Coulibaly, les dynamiques économiques africaines restent insuffisantes pour relever les défis des migrations et menaces terroristes sur le continent et créer les emplois nécessaires pour la jeunesse africaine. « Eu égard au problème migratoire, il est clairement dans l’intérêt de l’Europe et de l’Afrique de renforcer l’axe Afrique-Europe et de collaborer pour trouver une solution au développement du continent africain », a-t-il noté.

La question de la zone Sahel comme espace de conflictualité et d’instabilité a été évidemment soulevée. L’Afrique de l’Ouest a été confrontée à « plus de 2 200 attaques ces cinq dernières années », selon les chiffres du Premier ministre ivoirien. Si la Cedeao s’est mobilisée, créant un fonds commun pour lutter contre le terrorisme, pour Amadou Gon Coulibaly, cela reste insuffisant : « Au-delà de la Cedeao, des pays africains, je pense qu’il faut aller beaucoup plus loin et réfléchir à une intervention de la communauté internationale pour régler la situation au Sahel », a-t-il indiqué plusieurs fois, plaidant pour un modèle de coalition pareille à celle qui est intervenue en Syrie. Car ajoute-t-il, « si le problème est résolu en Syrie, il faut bien qu’il se déplace ailleurs ».

Autre intervention très remarquée, celle de Salaheddine Mezouar, président de la Confédération générale des entreprises marocaines (CGEM) et ancien ministre des Affaires étrangères. Après avoir rappelé que « le monde doit accepter qu’il existe une autre puissance non occidentale », il a noté que « [la Chine] a permis aux dirigeants africains une part de souveraineté dans les politiques d’investissements. Elle est synonyme d’impacts et effets à résultats immédiats ». Face à ce partenaire, l’Afrique observe une Europe « qui manque de cohérence et de vision de ses partenariats stratégiques ». Il s’agit donc de poser la question de ce que deviendra l’Europe, menacée d’implosion avec le Brexit et prise entre deux feux fournis, ceux de la guerre économique que se livrent les États-Unis et la Chine. « La position que l’Europe adoptera dans ce conflit économique aura forcément un impact sur l’Afrique. »

Une analyse que Thierry de Montbrial a reprise pour Le Point Afrique : « Si l’UE ne parvient pas à se consolider, cela signifie que nous serons tous des objets de l’histoire, ballottée entre les mains de la Chine et des États-Unis. Mais si l’UE arrive à être solide, elle pourra avoir une attraction considérable pour le reste du monde. Car si l’UE a économiquement et démographiquement les attributs de la puissance, elle n’en a pas la volonté impérialiste. Si nous contribuons mieux à la sécurité de l’Afrique, du Maghreb et du Sahel, si nous sommes capables de cocréer la sécurité de ces zones, nous ne le ferons pas dans un esprit néocolonial ou avec une visée impérialiste. Alors que je crois, que dans des genres très différents, les États-Unis et la Chine ont des approches qui se rapprochent du concept impérialiste. Les enjeux sont donc considérables et si cela n’est pas gagné, cela n’est pas perdu non plus, car l’Europe, malgré ses mésaventures, continue de montrer des capacités de rebond. »

Le Maghreb en question

Mais, dans la quiétude feutrée de la WPC, ce sont surtout les propos sur l’Algérie de Salaheddine Mezouar qui ont fait réagir. Après avoir constaté que le voisin connaît un « mouvement pacifique », que la Tunisie a connu une élection qui a opposé « deux candidats antisystème », M. Mezouar a ajouté : « Qui aurait pensé cela ? » « Le Maghreb est en train de voir des mutations structurelles porteuses d’espoir. L’Algérie ne reviendra pas en arrière et le pouvoir militaire devra accepter de partager le pouvoir. Mais il devra composer avec ceux contre lequel il a mené une guerre interne pendant dix ans. D’où la difficulté de la solution à trouver. Je suis très optimiste pour le Maghreb et la question de l’intégration maghrébine est en train de se reposer. Cette zone a une responsabilité fondamentale. Un Maghreb reconstitué est une force qui aidera à la solution dans le Sahel. Il faut donc l’aider, car la force du poids démographique du Sahel retombera sur l’Europe. »

Ces propos ont suscité un vif émoi au Maroc. Par un communiqué officiel, le ministère des Affaires étrangères a rappelé la position officielle : « Le Royaume du Maroc a, en effet, décidé de s’en tenir à une attitude de non-ingérence par rapport aux développements en Algérie. Le Maroc s’abstient de tout commentaire à ce sujet. Il n’a ni à se mêler des développements internes que connaît ce pays voisin, ni à les commenter de quelque manière que ce soit. » Salaheddine Mezouar a aussitôt annoncé sa démission de son poste de président de la CGEM. L’illustration que même dans ce genre de rencontres, il y a des terrains minés où il fait bon de s’aventurer malgré la sincère volonté d’échanger avec franchise.

Se réunir et mettre en commun analyses et divergences afin de comprendre les bouleversements incessants qui structurent et déstructurent dans un mouvement ininterrompu la société internationale : ces buts ont été affichés lors de sessions de discussion denses auxquelles ont succédé des îlots d’échanges informels en marge. « Les échanges d’idées se font aussi bien lors des débats publics qu’en marge, lors de discussions en petits groupes que nous avons. Le WPC nous permet de nous retrouver et d’échanger officieusement », explique au Point Afrique l’un des participants. De quoi installer un va-et-vient conduisant à un « clair-obscur ».

Un entre-deux « clair-obscur »

À la 12e édition de la WPC, jamais la célèbre sentence gramscienne n’a eu autant d’acuité. Effectivement le constat d’un vieux monde qui passe – « un big-bang », a pu analyser l’un des panélistes –, d’un nouveau qui tarde à naître et, en entre ces deux événements, un clair-obscur incertain. Toute la question était, à la WPC, de déterminer dans quelle mesure allaient surgir, de ce principe d’incertitude, les « monstres » craints par le penseur italien.

Pour Thierry de Montbrial, l’époque est effectivement aux questionnements décrits par lui lors du panorama introductif aux débats. Incertitude donc, avec des mouvements populaires ça et là, de l’Algérie à Hongkong. Un surgissement des peuples qui fait dire au président de l’Ifri que, « à l’heure d’Internet, il faut désormais des conditions particulières pour mettre un peuple au pas ». Perplexité du côté des États-Unis et de la tentation isolationniste d’un Donald Trump qui manifeste son « refus de se voir entraîner dans une nouvelle guerre ». À l’imperium martial, le président américain semble préférer « l’arme économique, les leviers non militaires de la puissance économique ». Inquiétude du côté de l’Inde aussi où derrière la victoire nationaliste du BJP se dessine la volonté manifestée par le Premier ministre indien, Narendra Modi, de « transformer ce pays en vaste démocratie ethnique ». « Comme Israël. Le projet est de faire de l’Inde un État hindou et démocratique. Musulmans, chrétiens deviennent ouvertement des citoyens de seconde zone », poursuit Thierry de Montbrial. Volonté de puissance du nationalisme indien qui rejoint en cela la montée des nationalismes et des divers régimes illibéraux, de la Hongrie au Brésil. Désarroi possible aussi face au terrorisme qui, selon Thierry de Montbrial, n’est en rien « réduit, mais se redéveloppe de façon différente ».

La Chine, facteur de trouble ou de stabilité de la société internationale ?

Comprendre la réalité internationale telle qu’elle est et non telle qu’on la souhaiterait. Principe de réalité qui s’est joint au principe d’incertitude du panorama international. Dans cette réalité, la forme que prendra la puissance chinoise est la question sur laquelle se sont penchées plusieurs des interventions. En effet, si la Chine est d’ores et déjà la première puissance économique mondiale, tout l’enjeu est de déterminer si cette puissance aura un impact sur les équilibres et déséquilibres politiques et géopolitiques mondiaux. Surtout, la Chine, hors du domaine économique, a-t-elle la volonté de peser politiquement ? De coupler ainsi sa puissance économique à une puissance politique hors des zones qu’elles considèrent comme liées à sa souveraineté ou à sa sphère d’influence. « La Chine est un sujet majeur aujourd’hui. Toute l’économie internationale et, dans une large mesure aussi, les relations politiques internationales gravitent autour de la dimension chinoise. Je tenais à ce qu’il y ait un panel consacré au point de vue chinois par des Chinois, notamment des Chinois de Hongkong », détaille, en marge du WPC, Thierry de Montbrial pour Le Point Afrique.

Ce panel fut effectivement riche. Pour l’un des participants, Éric Li, fondateur de la société Chengwei Capital, « la chine s’est engagée dans la globalisation selon ses propres termes. Elle a créé un réseau pluraliste connectant des économies déconnectées, sans lien entre elles. C’est cela qui a assuré son succès. Elle a aussi refusé plusieurs aspects de ce que supposait la mondialisation ». Selon lui, la mondialisation telle qu’elle s’est faite jusqu’à présent, a été porteuse de valeurs unilatérales, ce qu’il a pu qualifier d’« hegemonic globalization », ou mondialisation hégémonique, et à laquelle la Chine s’oppose.

La question des valeurs a été aussi la pierre d’achoppement de ce débat sur le rôle de la Chine dans la mondialisation. Ces valeurs inhérentes à la mondialisation sont-elles relatives ou universelles ? Une question qui n’a rien d’anecdotique tant elle charrie des implications et conséquences politiques. Car en refusant le principe même d’universalité des valeurs, la puissance chinoise en refuserait-elle, dans le même mouvement, la dynamique hégémonique ? Selon l’homme d’affaires sino-américain Ronnie C. Chan, lequel menait la session, par exemple « l’Europe est allée en Afrique et en a pris les ressources naturelles quand la Chine paie pour ces mêmes ressources. La Chine tente de créer une mondialisation connectée, interconnectée ». Même analyse pour un intervenant éthiopien : « L’Afrique doit créer 20 millions d’emplois nouveaux chaque année. En cela la Chine est indispensable. Mais les pays africains ne veulent pas d’interventions dans les affaires politiques internes. » Un changement de paradigme dans le rapport à l’Afrique et ses richesses s’est ainsi esquissé lors des débats.

« La question des valeurs est l’un des grands enjeux actuels. Nous, Occidentaux, avons la conviction qu’il existe des valeurs universelles. Une bonne partie du reste du monde n’y croit pas. Si les Chinois en reconnaissent certaines, ils ne croient pas au postulat libéral qui est au cœur des valeurs occidentales, c’est-à-dire qui ramène tout à l’individu. Il faut donc admettre cette réalité. Il y a là matière à débats. Il faut prêter attention à ce que les autres pensent », rappelle Thierry de Montbrial au Point Afrique.

Un monde multipolaire

Derrière l’émergence de la Chine comme puissance s’est discutée aussi la question de l’émergence d’un monde multipolaire. Face à ces questions cruciales, le directeur de l’Ifri s’est félicité d’un rapprochement de l’Europe avec la Russie. Selon lui, face aux mastodontes émergents que sont l’Inde ou le Brésil, devant la compétition qui se profile pour l’imperium mondial qui se joue déjà entre la Chine et les États-Unis, la seule chance pour l’Europe de peser est de développer une politique étrangère commune.

 

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