Climat : « Il faut mettre en exergue la spécificité de l’Afrique »

ENTRETIEN. L’Afrique est déjà dans les starting-blocks pour la COP27 prévue en Égypte. Directrice exécutive de la Fondation Mo Ibrahim, Nathalie Delapalme explique comment.

L’Afrique est décidée à prendre à bras-le-corps la question du climat et veut clairement se faire entendre. La preuve : à six mois de la COP27, qui se tiendra en Égypte, la Fondation Mo Ibrahim (MIF) a organisé à Londres, et en ligne, un forum sur le climat. Intitulé « En route vers la COP27 : faire valoir l’Afrique dans le débat sur le climat », le Forum, qui a duré du 25 au 27 mai, a exploré les défis et les les opportunités uniques que la crise climatique engendre sur le continent. Les discussions se sont appuyées sur Forum 2022 – Faits et chiffres, document de la Fondation publié avant l’événement. Nathalie Delapalme, directrice exécutive de la Fondation Mo Ibrahim, s’est confiée au Point Afrique sur la manière dont le continent entend s’y prendre pour mettre en exergue ses spécificités et les faire prendre en compte.

Le Point Afrique : Comment s’est imposé le sujet du climat et de la COP27 pour la Fondation Mo Ibrahim ? Quels sont les principaux enseignements que vous tirez du document de recherche publié par la Fondation, à savoir Forum Facts & Figures 2022.

Nathalie Delapalme : La Fondation Mo Ibrahim se concentre sur les défis majeurs du continent, dont la crise climatique qui l’impacte durement. Ce forum et les discussions qu’il a engendrées se sont réalisés dans le cadre du débat global sur le climat où l’absence de décisions adéquates démultiplie cet impact négatif avec des risques majeurs induits en termes de développement et d’instabilité. C’est pourquoi il nous est apparu important, six mois avant la COP27 qui se tiendra à Charm el-Cheikh en Égypte, de mettre en exergue la spécificité de l’Afrique au sein de ce débat global. Trois points essentiels ont été retenus, qui structurent le rapport et les discussions pour ce Forum.

– Le premier concerne la vulnérabilité particulière du continent avec l’apparition d’un cercle vicieux crise climatique, fragilité de développement, qui engendre instabilités et tensions accrues.

– Le deuxième point concerne la protection du climat et l’accès pour tous à l’énergie afin que les décisions prises pour sauver le climat ne mettent pas en péril le développement de millions d’individus.

– Et le troisième point porte sur la richesse du continent en termes de ressources naturelles et minières susceptibles d’en faire un acteur de premier rang dans le développement d’une économie bas carbone sous réserve de certaines conditions. Cela explique pourquoi nous avons choisi ce thème et que nous le traitons maintenant.

Six mois avant la COP27 en Égypte, l’Afrique peut-elle défendre une position commune et ses spécificités pour peser dans le débat mondial sur le changement climatique ?

C’est absolument essentiel. Ce rapport et ce forum, mais aussi les discussions et les travaux qui vont se poursuivre jusqu’à la COP27, ont pour objectif d’étayer le dossier défendu par le continent. C’est aussi la volonté politique exprimée avec force par le président en exercice de l’Union africaine, Macky Sall, président du Sénégal, lors de l’entretien qu’il a eu, pendant le forum, avec Mo Ibrahim, président de la Fondation éponyme.

À la question de savoir quels sont les attentes et les objectifs pour la COP27, Macky Sall a répondu qu’il souhaitait avoir un vrai débat sur la transition énergétique, un débat qui permette d’avoir une transition juste et équitable, et de faire en sorte que l’Afrique puisse utiliser son propre gaz au bénéfice d’abord de sa population. Il a également insisté sur la nécessité de mettre en œuvre les accords de Paris sur le principe du pollueur-payeur et d’alimenter le Fonds d’adaptation climat afin que les États africains puissent accélérer la mise en œuvre des énergies renouvelables. J’ajoute un point sur la désertification. Ce sujet a été largement abordé lors de la COP15 (contre la désertification) qui vient de se terminer à Abidjan, parce que conjuguer l’impact désastreux après deux ans de Covid, et maintenant celui de la crise ukrainienne, nous amène au bord d’une famine extrêmement grave.

Comment parvenir à faire émerger cette position commune pour l’Afrique, continent de 54 pays et dont les enjeux aussi bien climatiques que de développement peuvent sembler éloignés ?

Côté africain, la volonté de faire émerger une position commune est bien là. Et d’autant plus que la crise du Covid a donné l’opportunité de constater à quel point lorsque les pays africains ont une position politique commune, exprimée par l’Union africaine, cela marchait bien. Dans le fond, la responsabilité et la solution sont en face. Les choses seraient beaucoup plus faciles si le continent africain, via l’Union africaine, disposait d’une représentation spécifique au sein de toutes les grandes institutions de la communauté dite internationale : aux Nations unies, institutions de Bretton Woods, G7 et G20… Cette idée circule beaucoup, et nous l’appuyons totalement. Ce sujet a été longuement évoqué par Macky Sall. Il s’agit d’intégrer l’Union africaine comme membre supplémentaire à part entière du G20 et pas seulement invité, au coup par coup, selon les pays hôtes.

Quels sont les enjeux qui pèsent dans la balance justice climatique et accès à l’énergie. La position sur l’utilisation du gaz naturel par l’Afrique pourrait avoir d’autant plus d’écho que les pays développés, et en particulier l’Europe, cherchent à diversifier leur achat de gaz.

Cela apporte de l’eau au moulin de l’Afrique et de sa volonté de disposer de son propre gaz. La nécessité pour l’UE de diversifier son approvisionnement en gaz et sa volonté de ne plus dépendre du gaz russe redonne de l’intérêt au gaz africain. Or, la décision prise lors de la précédente COP à Glasgow d’arrêter complètement le financement d’énergie fossile a un effet désastreux.

Sur le continent africain, 600 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité. Cela représente deux fois la population des États-Unis et 1,3 fois la population européenne. C’est absolument considérable ! En plus de cela, plus de 930 millions de personnes n’ont pas accès à des sources propres de combustibles pour faire la cuisine (électricité ou gaz) avec un impact considérable sur la santé des femmes et des enfants. Il y a vraiment un sujet d’accès à l’énergie qu’il faut traiter, sauf à vouloir sacrifier délibérément le développement immédiat et la santé de plusieurs millions de personnes. Le gaz, de ce point de vue, est indispensable.

On ne peut pas compter uniquement sur les énergies renouvelables pour fournir de l’énergie au continent africain, tout du moins dans l’immédiat. Le potentiel est considérable : solaire, éolien, hydraulique. Déjà, pour 22 pays africains, les énergies renouvelables sont la source majeure d’énergie, plus que le bois, le pétrole et le charbon. Cependant, en l’état actuel, tout en accélérant l’adoption des énergies propres, il faut trouver une solution afin de permettre à l’Afrique de disposer de son potentiel gazier pour résoudre cette question immédiate d’accès à l’énergie.

Le gaz est de loin, de toutes les énergies fossiles, le combustible le moins polluant et 18 pays africains en produisent. Bien sûr, il faut traiter un certain nombre de sujets importants comme la disparition dans les meilleurs délais du gaz venté et torché, répondre aux questions du transport, du stockage et de la distribution au consommateur final, ce qui implique des investissements qui doivent être pris en compte dans ce débat global sur le climat. Aujourd’hui, ce sont 600 millions d’Africains sans accès à l’énergie, mais, lorsque vous regardez les tendances démographiques du continent, ce chiffre ne va faire qu’augmenter.

Dans les pays développés dont la croissance démographique ne progresse pas, il est plus facile de parler de décroissance énergétique, de stabilisation de la consommation énergétique. Sur un continent où la croissance démographique continue d’exploser et où le développement n’est pas encore achevé, l’approche ne peut pas être la même. C’est cela qu’il faut arriver à considérer dans des débats globaux comme celui sur le climat.

C’est tout l’objet de ce rapport et du débat que nous avons actuellement. Il s’agit de mettre en exergue cette spécificité du continent africain et d’arriver avec un dossier à la fois complet et convaincant.

Comment rompre la malédiction des ressources naturelles pour l’Afrique ainsi qu’accélérer le développement durable sur le continent et la transition vers une économie mondiale verte et durable ?

C’est un sujet extrêmement important. Le continent dispose d’une extrême richesse en termes de diversité et de minerais. C’est important à la fois pour le patrimoine de la planète et la mise en place d’une économie à bas carbone. L’Afrique détient la moitié des réserves de cobalt indispensables pour la fabrication de batteries, mais aussi de la bauxite, du graphique, du manganèse, du chrome, du cuivre, du lithium… Tous, sans exception, sont des composants indispensables pour développer les énergies vertes et une économie bas carbone. Les perspectives anticipent une hausse de la demande de ces minéraux de 500 % dans les années à venir.

Dans ce contexte, il faut parvenir à éviter cette malédiction des ressources naturelles qui a frappé notamment les pays africains producteurs de pétrole et de diamant. Trois causes principales ont été mises en avant : une mono-dépendance à l’exploitation et l’exportation au détriment du développement d’autres ressources, le fait que le modèle a conduit à exporter des ressources non transformées, sans création d’emplois et de valeurs locales, et enfin, un manque de transparence absolue, un système de vacance fiscale qui n’a pas alimenté les budgets des États concernés et la corruption. Cette exploitation des ressources s’est faite sans retour positif pour les populations des pays concernés.

N’avez-vous pas des craintes du fait que les pays qui détiennent le plus de ressources minières ont aussi les plus mauvais scores de gouvernance, selon les analyses de la Fondation Mo Ibrahim ?

Oui, c’est un sujet majeur. Il est indispensable de renforcer les cadres de gouvernance, de se pencher sur la question de la transparence des contrats, de renforcer les capacités humaines et l’expertise. L’idée est aussi d’aller au-delà de la seule exportation de ressources brutes et de mettre en place des capacités de transformation locales de manière à fournir des emplois locaux. Et à travers l’expertise, je parle aussi des problématiques de conservation des ressources, pour que ces ressources considérables profitent durablement aux pays africains et aux populations concernées, mais aussi à la planète.

Avez-vous en tête des exemples porteurs d’espoirs ?

Si on prend l’exemple de la biodiversité, le Rwanda et l’Ouganda ont réussi à développer un tourisme vert, notamment autour de la protection des gorilles, ce que le Gabon est aussi en train de mettre en œuvre. Incontestablement, de bonnes pratiques se mettent en place. Beaucoup d’exemples existent déjà en matière de protection de la biodiversité et de l’environnement : Rwanda, Ouganda, Congo-Brazza, Gabon. Le projet phare de la Grande Muraille verte, qui dispose déjà de nombreux appuis, est essentiel. Nous espérons encore une fois que ce Forum, six mois avant la COP27, permettra de mettre en exergue la position très spécifique de l’Afrique dans le débat global sur le climat. De fait, lors de la séance de clôture, Mo Ibrahim a « transmis » les principales conclusions de ce Forum à Yasmine Fouad, ministre en charge de la COP27 pour la République arabe d’Égypte. La route est longue, mais le temps est court.

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