La politique migratoire et la démocratie

Publié le 03/07/2018

Renaud Girard, Le Figaro

La fracture qui s’accroît actuellement en Allemagne entre les chrétiens-démocrates et les chrétiens-sociaux de Bavière (partis de centre-droit continûment alliés depuis la création de la République fédérale) pose la question de la décision des politiques migratoires dans les démocraties occidentales. La CSU (Union chrétienne-sociale) reproche à la Chancelière chrétienne-démocrate d’avoir pris seule une décision stratégique, aux conséquences immenses pour l’Allemagne, et accessoirement pour l’Europe. Sous le coup d’une juste émotion, Angela Merkel a déclaré publiquement en 2015 que l’Allemagne offrait chez elle 800000 places de réfugiés, et décidé de mettre les lois allemandes de côté, afin d’ouvrir grand ses frontières. Elle a ainsi mis en branle des millions de miséreux du Moyen-Orient, d’Asie centrale et d’Afrique, pour qui un Etat de droit riche, tempéré, stable, bien organisé, sans violence, offrant logement, nourriture, instruction et soins gratuits aux familles, incarnait un extraordinaire eldorado.

C’est une décision que la Chancelière a prise seule, sans consulter ni ses ministres, ni ses parlementaires, ni ses partenaires de l’Union européenne. Elle n’a pas non plus sollicité ses hauts fonctionnaires, ses universitaires, ses chercheurs – politologues, géopoliticiens, anthropologues, sociologues, spécialistes des religions. Elle ne leur a pas demandé de lui dessiner les conséquences prévisibles de son tournant stratégique, qu’elles fussent politiques, sociales ou internationales. Il est vrai qu’elle croulait sous les fleurs des médias, qui virent en elle la vestale de l’honneur européen. Le Quatrième Pouvoir, à qui il arrive parfois d’avoir la mémoire courte, avait oublié que Mme Merkel avait expliqué, quelques mois auparavant, que le multiculturalisme, cela ne fonctionnait pas en Europe.

De nombreux commentateurs voulurent ajouter des considérations économiques à leurs jugements moraux : l’Allemagne, si faible démographiquement, avait un besoin vital de nouveaux bras pour son industrie. Tout cela est peut-être vrai. Mais n’aurait-il pas fallu consulter le peuple allemand avant de transformer l’Allemagne en société multiculturelle ? La démocratie ne consiste-t-elle pas à interroger les populations sur les choses les plus importantes ? La démocratie ne sert-elle pas à ce que les peuples puissent décider librement de leurs destins ?

En France, la décision d’Etat la plus importante du dernier demi-siècle porte aussi sur la question migratoire. C’est le regroupement familial. Il a changé le visage de la société française. Il est fascinant qu’une décision aussi cruciale ait été prise sans le moindre débat démocratique préalable. Il s’agit d’un décret simple d’avril 1976, signé par Jacques Chirac et contresigné par Paul Dijoud. Cette mesure provoque immédiatement un afflux très important de jeunes personnes en provenance de nos anciennes colonies d’Afrique du nord, à la mesure de la déception que suscitent quinze ans de piètre gestion et de confiscation du pouvoir par les vaillants héros des indépendances. Ce décret Chirac voit son application suspendue pour trois ans par le premier ministre suivant, mais le Conseil d’Etat (institution non élue) annule cette prudente décision de Raymond Barre, expliquant que le regroupement familial faisait dorénavant partie des « principes généraux du droit français ».

En 1977, une aide au retour est instaurée par le Secrétaire d’Etat Stoléru, versée aux immigrés acceptant de rentrer dans leur pays d’origine. En 1980, une loi Bonnet accroit les possibilités d’expulsion et de refoulement des étrangers (un étranger commettant un crime ou un délit est expulsable immédiatement). Mais, à l’été 1981, sans l’avoir explicitement annoncé dans son « programme commun de la gauche », le nouveau gouvernement d’alternance change à 180 degrés de politique : il régularise 130000 étrangers en situation irrégulière, facilite le regroupement familial, supprime la loi Bonnet et l’aide au retour.

Consultés par référendum par le général de Gaulle – qui ne voulait pas d’un Colombey-les-deux-Mosquées -, les Français ont accepté, en 1962, de se séparer de leurs départements d’Algérie, où une insurrection arabe brandissant le drapeau de l’islam avait surgi huit ans auparavant. Cinquante-six ans plus tard, ils voient les titres inquiets de leurs journaux : « 450 islamistes vont être libérés de prison ! ». Ils s’aperçoivent alors qu’on leur a imposé en France une société multiculturelle, sans qu’ils l’aient réellement choisie.

La situation est comparable en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, en Hollande, en Belgique, etc. On peut fort bien soutenir que le brassage culturel enrichit les sociétés modernes. Mais, dans une démocratie qui fonctionne, le minimum est que la population soit consultée sur l’ampleur du multiculturalisme qu’elle aura ensuite à gérer.