«Le langage guerrier donne satisfaction aux thèses de Daech, qui se targue d’être un Etat»

21.11.15

Miguel Angel Moratinos a été ministre des affaires étrangères espagnol de 2004 à 2010, dans le gouvernement du socialiste José Luis Zapatero. Il revient sur l’impact des attentats de Paris, en marge de la World Policy Conference, organisée à Montreux, et consacrée aux grands enjeux géopolitiques du moment.

Le Monde : L’Europe peut-elle être en guerre contre l’Etat islamique comme le dit François Hollande pour le compte de la France après les attentats de Paris ?

Miguel Angel Moratinos : Se déclarer « en guerre » contre Daech donne une forme de légitimité à ses actions. Des actions militaires sont sans aucun doute nécessaires pour vaincre cette organisation. Mais je crois que l’on doit donner une autre terminologie à ce qui doit être absolument entrepris pour éradiquer la menace.

Le langage guerrier donne satisfaction aux thèses de Daech, qui se targue déjà d’être un Etat doté d’une armée, alors que ce sont avant tout des terroristes qui nous imposent leur agenda.

L’escalade, sur le plan militaire, est-elle souhaitable ou craignez-vous qu’elle n’amplifie les représailles de l’EI ?

Désormais, il faut aller jusqu’à la défaite de l’Etat islamique. Il ne s’agit plus de s’arrêter en route. Il ne faut pas reculer. Mais il faut accompagner les actions militaires par des initiatives diplomatiques. Il faut avancer sur la transition politiqueen Syrie, mais aussi progresser sur des conflits plus anciens, à commencer par le processus de paix entre Palestine et Israël.

Lors des attaques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, j’étais au côté du dirigeant palestinien Yasser Arafat et j’ai tout de suite estimé que ces événements allaient changer l’équilibre du monde. C’est la même chose depuis les attentats de Paris, qui risquent d’avoir des effets énormes pour l’ensemble de l’Europe et pour nos relations avec le monde arabe.

Croyez-vous que la « grande coalition » désormais prônée par la France pour lutter contre l’EI soit possible, en particulier entre les Etats-Unis et laRussie ?

Après les attaques de Paris, il n’existe plus d’excuse pour considérer que la stratégie doit être collective. Les circonstances exigent une action commune des pays les plus importants dans le cadre d’une résolution des Nations unies. Les Etats-Unis ont certes amorcé ces dernières années un mouvement de retrait dans la région, tandis que les Russes sont décidés à y défendre leurs intérêts.

Mais le jeu des grandes puissances est primordial pour constituer un front commun. L’Europe ne doit pas non plus être absente : voilà un siècle, ce sont les Français et les Britanniques qui ont redessiné la carte de la région. La première des priorités est de vaincre Daech, mais sans oublier le contexte de la guerre civile en Syrie. Un cessez-le-feu doit être négocié dans ce pays. C’est indispensable et urgent, avant, à terme, de mettre en place une transition politique.

Le sort du dirigeant syrien, Bachar Al-Assad, est-il toujours aussi central ?

Le problème n’est pas de savoir si Bachar Al-Assad doit rester ou pas. Jusqu’ici, les uns et les autres, on a multiplié les préconditions et les lignes rouges pour ne rien décider. Celles-ci sont difficiles à tenir, et n’ont fait que retarder les choses. Entretemps, la guerre se prolonge depuis plus de quatre ans.

Le pays est détruit, et l’Etat islamique contrôle une partie de son territoire. Au lieu de continuer à perdre du temps, il nous faut dégager une solution politique dans le cadre d’une transition menée par les Syriens. Les négociations de Vienne vont dans ce sens. Elles peuvent amener quelque chose, en particulier parce que l’Irany participe.

Est-ce judicieux de la part de François Hollande de recourir à la clause d’assistance mutuelle prévue dans les traités européens (article 42.7) ?

Oui, c’est une très bonne idée. Elle s’inscrit dans l’esprit fondateur de l’Union européenne, puisqu’il s’agit d’afficher notre solidarité. Un sommet extraordinaire des chefs d’Etat et de gouvernement européens devrait être convoqué.

Cela peut permettre aussi de raffermir la mobilisation des Européens, sans brandirl’éventualité d’un recours à l’OTAN afin de ne pas casser le dialogue naissant avec les Russes…

Mais rien n’existe pour concrétiser cette assistance au niveau européen ?

C’est l’occasion de construire une Europe de la défense, ou de créer une agence européenne de renseignement. Ce n’est pas le moment de se replier sur soi, derrière nos frontières nationales, car la menace concerne tout le monde. L’espace Schengen doit ainsi demeurer un élément clef, le pendant naturel du marché unique, afin de favoriser la libre circulation des personnes.

Il ne faut pas oublier que ce sont des Français, et pas des étrangers non européens, qui ont pour la plupart commis les attaques de Paris. Cela n’aurait pas de sens de sacrifier ce dispositif en raison de la menace terroriste. Il est donc nécessaire de renforcer les contrôles aux frontières extérieures, mais on ne peut pas renoncer à Schengen. Il doit être préservé tout en étant adapté.

  • Philippe Ricard (Montreux, envoyé spécial)
    Journaliste au Monde