L’Occident au risque du Sud global ? – Un nouveau pacte financier Nord-Sud est-il possible ? (T 1560)

L’idée qu’il faille « penser la gouvernance mondiale » et singulièrement la gouvernance financière mondiale est communément attachée à la France. Notre pays a été dans les années 1970 à l’origine du G5 – réuni pour la première fois à Rambouillet en 1975 – devenu très vite G7, sommet des pays les plus industrialisés, et plus brièvement G8 avec l’addition de la Russie jusqu’en 2014 et l’invasion de la Crimée. Il a plus tard, après la crise financière de 2008, joué un rôle très important dans la transformation du G20, jusque-là réunion des ministres des Finances, en un sommet des chefs d’État et de gouvernement. Et depuis, nous militons pour travailler à la réforme de ce système financier international. Et ce, encore récemment avec le sommet convoqué en juin 2023 à Paris par le président Emmanuel Macron pour discuter des termes d’un « nouveau pacte financier mondial ».

Le monde G7 a longtemps dicté l’agenda financier international, qu’il se soit agi des changes – on se souvient des Accords du Plaza et du Louvre en 1985 et 1987, ou des objectifs assignés aux institutions financières internationales, au premier chef Banque mondiale et Fonds monétaire international (FMI), en particulier pendant les grandes crises régionales, en Amérique latine ou en Asie, comme au moment de l’effondrement de l’Union soviétique.

Ce monde n’est plus et le monde G20 n’a pas encore émergé sous une forme véritablement organisée. Certains comme Ian Bremmer, le fondateur du Eurasia Institute, parlent de GZero pour illustrer le délitement complet de toute forme de gouvernance. D’autres parlent de G2 pour souligner le poids réel et complexe du condominium sino-américain. J’ai même entendu un dirigeant indien utiliser l’expression « G-2 » (lire G moins 2) pour mettre en exergue le caractère destructeur et non aligné de cet équilibre supposé à deux.

2015, un tournant

J’ai eu la chance d’être témoin et acteur de ces transitions comme directeur général de la Banque mondiale entre 2013 et 2016 pendant la période de résolution de la crise financière mondiale et au moment de la mise en route du nouveau G20 et du Financial Stability Board, organe suprême de la régulation financière précisément créé en réponse à cette crise. Comme beaucoup, j’ai été sensible en septembre 2015, à la poignée de main, jugée historique, entre Barack Obama et Xi Jinping. J’ai eu, avec beaucoup d’autres, le sentiment que cette poignée de main marquait le début d’une nouvelle ère de coopération internationale quelques semaines avant le Sommet de Paris sur le Climat. J’ai cru que cette poignée de main était le signal de la mise en ordre de bataille. Qu’elle nous entraînait sur la voie d’une économie qui soit véritablement durable, inclusive et résiliente, conformément aux accords adoptés à l’unanimité à l’Assemblée générale des Nations unies à New York, ce même mois de septembre 2015. C’était une erreur de perspective.

Cette poignée de main ne signait pas l’entrée dans une nouvelle ère. Elle était plutôt une poignée de main d’adieu à la période ouverte 26 ans auparavant avec la chute du mur de Berlin. D’une certaine manière, elle marquait la fin de « la fin de l’histoire ». Six mois plus tard, le Royaume-Uni choisissait le Brexit. Un an après, Donald Trump était élu Président des États-Unis. Et quelques mois plus tard, le 19e Congrès du Parti communiste chinois entérinait une posture plus affirmative de la Chine dans les relations internationales. Les lignes de front se multipliaient. Les prémices étaient pourtant visibles. En 2014, les pays qu’on appelait BRICS – acronyme forgé en 2001 par Jim O’Neill, économiste de Goldman Sachs –, soit le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud créaient la Banque des BRICS, de son vrai nom la New Development Bank. Basée à Shanghaï, elle est aujourd’hui présidée par l’ancienne Présidente du Brésil (2011-2016) Dilma Rousseff. La même année, la Chine créait l’Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB) – dont la France et les pays européens sont tous devenus rapidement actionnaires, mais pas les États-Unis – pour, entre autres, faire contrepoids à la Banque mondiale. Le système financier international était défié de l’extérieur, mais apparemment en bonne intelligence. J’avais d’ailleurs alors approuvé cette création.

Le message était clair de la part des fondateurs de ces institutions : après la guerre en Irak et après la crise financière, d’autres outils étaient nécessaires et un rééquilibrage du système devait être obtenu, si ce n’est de l’intérieur du système, alors à l’extérieur. Les tactiques externes et internes devaient d’ailleurs se compléter. Ces outils demeurent aujourd’hui et sont régulièrement mis en avant. Encore récemment avec le Sommet des BRICS qui s’est tenu en Afrique du Sud en août 2023 et qui a vu l’élargissement de ce groupe à 6 nouveaux pays (1). Ce sommet comme le Sommet du G20 en Inde qui lui a succédé en septembre ont été l’occasion de souligner, s’il en était besoin, un certain nombre de lignes de fractures entre ce que certains après Niall Ferguson ont appelé « The West and the Rest », l’Occident et le reste du monde. Ces lignes de fractures, qui sont devenues de plus en plus visibles depuis une vingtaine d’années, se sont aggravées après la crise financière, occidentale mais supportée de fait par tous, puis avec la crise sanitaire, puis avec les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient et leurs conséquences sociales et économiques mondiales. Il est difficile de ne pas penser dans ce contexte à ce que faisait dire Marguerite Yourcenar à l’empereur, dans les Mémoires d’Hadrien : « J’aurais voulu reculer le plus possible, éviter s’il se peut, le moment où les Barbares au-dehors et les esclaves au-dedans se rueront sur un monde qu’on leur demande de respecter de loin ou de servir d’en bas, mais dont les bénéfices ne sont pas pour eux ».

Les tensions aujourd’hui se cristallisent sur de nombreux fronts. La gouvernance financière mondiale est devenue à la fois le symbole et, d’une certaine manière, l’exutoire du ressenti comme des ressentiments des uns et des autres. Évidemment. Ce que l’on appelle le Global South, le « Sud global », est encore largement une vue de l’esprit, un concept. Et, il y a peu en commun, au fond, entre ses principaux constituants. Ils se retrouvent néanmoins sur une ligne – qualifiée parfois de désinhibée – qui demande un réexamen d’un système financier international où ils jugent ne pas avoir toute leur place. Ni dans la représentation de leurs intérêts, ni dans les mécanismes de décision. Alors même que la planète s’est donnée des objectifs universels en 2015 – avec l’adoption du partenariat pour le développement à Addis-Abeba en juillet, avec l’adoption des Objectifs de développement durable (ODD) à New York en septembre (2), et avec les Accords de Paris sur le climat en décembre –, que ces objectifs requièrent un travail en commun, de longue haleine et en confiance, le message qui est envoyé Sommet après Sommet est un message de défiance et de demande de preuve. « Show me the money » (« Montrez-moi l’argent »). Cette demande se fait entendre à chaque COP ou autour de chaque traité. 100 Md est devenu le « tarif syndical » de la négociation internationale, attendu en paiement du Nord pour le Sud, qu’il s’agisse de climat ou biodiversité. Quand bien même ce montant reste bien insuffisant face à la réalité du défi. Au fond, beaucoup des pays de ce Sud global disent ne plus supporter « les leçons de morale » (et parlent de plus en plus de « green colonialism »). Que cette morale prenne la forme de normes environnementales ou sociales, ou d’injonction politique. Alors même que ces leçons ou attentes ne sont pas accompagnées des transferts financiers nécessaires à leur développement, que ces transferts soient publics ou privés. Un chef d’État africain me disait ainsi : « Vous avez un problème avec la Russie, vous avez un problème avec la Chine ? Moi j’ai un problème avec mon pays et c’est ça l’ordre de mes priorités. Je ne vais pas m’aligner avec vous si vous ne m’aidez pas dans mon pays ».

Nous pouvons débattre de la réalité de ce sentiment ou de cette posture. Mais, au fond, le message qui s’est exprimé à Paris en juin 2023 était assez simple : nous vivons dans un système international qui a été largement pensé et construit en 1944-1945 avec les Accords de Bretton Woods et la mise en place des Nations unies, à une époque où seuls 50 pays ont signé et étaient représentés, à une époque où pas plus le climat que la pauvreté n’étaient objets de discussion. Il s’agissait de reconstruire le monde, et en particulier l’Europe, après la Seconde Guerre mondiale. De fait, les problématiques d’aujourd’hui comme la multiplication par quatre du nombre de pays qui participe au système questionnent, 80 ans après, le système initial même amendé depuis comme il l’a été, notamment après la chute du mur de Berlin. La demande est simple : il faut reconstruire, rebâtir, repenser, refonder les accords qui nous unissent. La difficulté est que nous ne sommes pas en 1945, à l’issue d’un conflit mondial avec une puissance dominante des États-Unis pour tenir la plume. Aujourd’hui, il n’y a pas de maître du monde et réformer à froid un système où les intérêts ne sont pas immédiatement alignés relève, dans l’état de la coopération internationale que nous connaissons aujourd’hui, de la gageure.

En 2015, alors que les grands accords mentionnés précédemment étaient signés, j’ai piloté la publication d’un rapport appelé « From billions to trillions » (3). Celui-ci faisait simplement le constat que, dans une économie mondiale pesant de l’ordre de 100 000 Md $ (100 Trillions) dont on voulait changer la trajectoire, il était important de mobiliser les moyens adéquats, soit plusieurs milliers de milliards de dollars chaque année. Or, à l’époque, comme aujourd’hui, les montants dont on parle pour cela sont limités et se comptent en milliards (Billions). Qu’il s’agisse de l’aide publique au développement (150 Md à l’époque, 200 aujourd’hui), qu’il s’agisse des 100 Md discutés COP après COP mentionnés précédemment, que les pays avancés doivent transférer aux pays du Sud pour favoriser leur transition climatique ou qu’il s’agisse de la force de frappe combinée des organisations financières internationales, dont le FMI et la Banque mondiale, il apparaît un sujet massif d’ordre de grandeur entre l’objectif et les moyens mobilisés. Et c’est bien d’un changement radical qu’il s’agit. En 2015, les accords ont été adoptés sans qu’ils se soient passés beaucoup de temps sur les moyens nécessaires, ni sur le système qu’il convenait d’améliorer pour mobiliser les ressources nécessaires à la réalisation des objectifs. Quelques années plus tard, on s’aperçoit évidemment que le compte n’y est pas.

2023, un nouvel élan

C’est dans ce contexte que le Sommet de Paris des 22 et 23 juin 2023 est convoqué par Emmanuel Macron. Les questions qui se posent sont : Doit-on choisir entre le développement et le combat contre le changement climatique ? Doit-on choisir entre le développement et l’accession de tous à une forme de développement durable ? Ces questions sont plus difficiles qu’il n’y paraît. Treize chefs d’État, dont le Français Emmanuel Macron, l’Américain Joe Biden, le Brésilien Lula, le Sud-africain Cyril Ramaphosa, le Kényan William Ruto et quelques autres signent ensemble un éditorial international rappelant qu’il faut une transition climatique qui ne laisse personne au bord du chemin (4). C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire et c’est tout l’enjeu de ce Sommet de poser les questions, mais aussi de commencer à apporter quelques réponses en disposant les premiers jalons sur la table. Quatre axes de travail sont choisis.

• Le 1er chantier est consacré à l’architecture financière internationale et notamment à la réforme de la Banque mondiale et du FMI, à la crise de l’endettement ou à la réallocation des Droits de tirage spéciaux (DTS) au bénéfice des pays émergents et en développement. Ces chantiers ont progressé. « Chantiers G7/G20 », ils ont avancé avant comme pendant le Sommet et continueront à avancer après, comme cela a été rapporté et souligné au Sommet du G20 en Inde. Les perspectives sont de moyen à long termes. Et les changements envisagés sont plutôt de nature incrémentale. Il n’y a pas de Big Bang en vue en la matière.

• Le 2e chantier visait à développer un cadre pour faciliter l’investissement dans les infrastructures durables. C’est un chantier de type G20 qui, là aussi, suit son cours, piloté notamment par les institutions de développement international multilatérales et bilatérales.

• Le 3e chantier avait pour objectif de trouver de nouvelles ressources financières internationales, en revenant sur un sujet auquel j’avais été associé avec Jean-Pierre Landau en 2003, à l’initiative du président de la République Jacques Chirac : la question de la taxation financière internationale (5). À l’époque, nous avions proposé, et cela a été mis en œuvre, une taxation sur les billets d’avion. Aujourd’hui, les débats portent par exemple sur une taxation du commerce maritime. La question posée en 2023 est la même que celle posée en 2004 : Comment trouve-t-on des ressources pour que « la mondialisation paye pour la mondialisation », selon la formule du président Chirac ?

• Le 4e chantier, que j’ai eu l’honneur de copiloter, portait sur le financement du secteur privé, c’est-à-dire des entreprises. Cette question est difficile car elle est encore largement orpheline. On sait qu’il faut créer probablement de l’ordre de 3 millions d’emplois en Afrique tous les mois. Ces emplois ne pourront être créés que par un secteur privé vivant et diversifié. Nous n’y sommes pas, pas plus en Afrique que dans les autres zones émergentes et en développement. Le secteur privé est encore largement considéré comme un sous-produit du développement. Si l’on investit dans les institutions et dans les infrastructures – physiques et sociales – le secteur privé suivra. Ce n’est pas la conclusion de nos travaux. Nous souhaitons que le secteur privé soit reconnu comme une nécessité dans les pays, qu’il soit reconnu par les organisations de développement internationales et nationales comme une priorité pour leurs financements. Et nous souhaitons aussi évidemment que des flux privés viennent financer ces acteurs privés. Sur ces 3 axes, les progrès à envisager sont immenses. Très rares sont les pays qui ont une stratégie de développement du secteur privé. S’agissant des organisations de développement, elles sont encore trop souvent paralysées par leur aversion au risque et un problème de confiance vis-à-vis du secteur privé. La difficulté est culturelle plus que financière ou de gouvernance. Et ces questions culturelles sont les plus difficiles à faire évoluer. C’est une des priorités du nouveau (juin 2023) président de la Banque mondiale, l’Américano-indien Ajay Banga. Ce sujet illustre bien les tensions qui agitent la planète. D’un côté des normes et des attentes, de l’autre des flux financiers qui ne suivent pas. Et enfin, un système international qui n’est pas à la hauteur des attentes.

Au fond, après le rapport Billions to Trillions, il faudrait réfléchir à un rapport « Trillions to Millions » qui permettrait de voir, une fois les ressources mobilisées – nous n’y sommes malheureusement pas –, comment les allouer de manière efficace, au plus près du terrain. Comment finalement combiner une approche macroéconomique ambitieuse avec une approche microéconomique réaliste ? Cela suppose de secouer un certain nombre de lignes. Notamment dans l’architecture financière internationale qui doit se repenser à la fois comme un lieu où sont traitées en confiance des priorités non pas de tel ou tel bloc mais de la planète en son entier et des pays en attente, et comme un lieu où les finances publiques et privées arrivent à travailler ensemble, et à se mobiliser conjointement. Un lieu où, effectivement, on retrouve la possibilité comme les termes d’une discussion. Un lieu qui satisfasse tous les participants et où l’on puisse recréer de la confiance à un moment où celle-ci est fragilisée à tout moment.

Il est vrai qu’il est difficile d’envisager ces changements sans penser à ouvrir le capot et à toucher au moteur. Il ne peut s’agir du changement de la seule carrosserie. C’est particulièrement sensible quand on parle de gouvernance : un certain nombre de pays souhaitent avoir un plus grand mot à dire, que ce soit au Conseil de sécurité des Nations unies comme au Conseil d’administration du FMI et de la Banque mondiale. La question est particulièrement délicate pour la France comme pour la Grande-Bretagne, qui sont peut-être les deux pays qui ont potentiellement le plus à perdre avec une telle redistribution des cartes, mais qui sont aussi souvent les plus engagés et créatifs.

Conclusion

Nous avons pris des engagements en 2015 très importants. Il s’agit ni plus ni moins de repenser le logiciel économique de notre planète pour lui faire changer de trajectoire. Il n’est pas sûr que nous avions bien mesuré ce que nous souhaitions à cette époque. La question qui se pose à nous aujourd’hui est de savoir si nous sommes sérieux avec ces engagements. Si nous le sommes, il est évident que le pacte financier, le pacte de Paris pour la planète et ses habitants proposé en juin 2023 est une première étape très importante. Nous devons collectivement faire face à un triple déficit : de générosité, d’innovation et de confiance. Alors que la planète se fracture, alors que la défiance se répand, il faut trouver des moyens en confiance de rebâtir un système qui nous permette de « faire planète », c’est-à-dire de répondre collectivement à des défis éminemment collectifs. La question du climat, par exemple, ne sera résolue nulle part si elle n’est pas résolue partout. Nous le savons confusément. Cependant, nous restons prisonniers de la double tragédie des horizons et des communs. La paralysie n’est pas une solution acceptable. Le mouvement est difficile. Il est vrai que quand il n’y a pas de crise nous ne changeons guère et que, quand il y a une crise, nous ne changeons qu’un peu. Peut-être qu’après une crise financière, une crise sociale, une crise sanitaire et une crise géopolitique, nous allons être capables de repenser le système sans passer par la case cataclysme. En tout cas, les questions sont posées et on ne peut plus les ignorer. Ce qui est en jeu est notre capacité en tant qu’espèce à habiter durablement cette planète au XXIe siècle et au-delà. Un nouveau pacte est difficile mais il est indispensable et probablement inévitable. À froid ou à chaud ? À suivre.

Read the article, originally published on RDN

https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=1670