Michel Foucher : « C’est la première fois que l’extension du projet européen est contrée par les armes »

La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine est aussi une réponse à la politique d’élargissement et d’influence de l’Union européenne. Pour le géographe Michel Foucher, la menace russe accélère la demande de protection européenne des Etats d’Europe orientale et “l’UE n’a plus le choix, sauf à renoncer à ses valeurs”.

Michel Foucher est un homme occupé et pressé, enchaînant dans la même journée une réunion de travail à , un cours à l’INSP (Institut national du service public, ex-ENA) devant les auditeurs du Cycle des hautes études européennes (CHEE), puis une conférence-débat en soirée. Occupé et pressé, il l’est depuis longtemps, compte tenu de ses nombreuses fonctions et aujourd’hui encore pour délivrer son analyse de la guerre en Ukraine. Docteur d’Etat en géographie, enseignant et essayiste, Michel Foucher fut aussi conseiller d’Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères, et ambassadeur de France en Lettonie (2002-2006), au moment où la république balte intégrait l’Union européenne et l’Otan. Fin connaisseur de l’Europe orientale, expert des questions d’Etats et de frontières, ainsi que des représentations géopolitiques, il nous fait part de son analyse de la guerre en Ukraine et de ses implications territoriales.

Toute l’Europe : L’une des justifications de Vladimir Poutine, de l’invasion russe en Ukraine, pose la question de la frontière. La Crimée et le Donbass sont-elles historiquement des régions russes ? A partir de quelle date peut-on tracer une frontière ukrainienne ?

Michel Foucher : L’Ukraine est un Etat-nation tard venu et on peut dire qu’il n’y avait jamais eu d’Etat ukrainien avant 1991 [déclaration d’indépendance de l’Ukraine le 24 août 1991 NDLR], car ce fut une terre de confins contrôlée pendant des siècles par la Pologne, la Russie, l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie. La péninsule de Crimée a été conquise en 1783, contre les Tatars qui l’habitaient, sous la protection de l’Empire ottoman. Le sud de l’Ukraine actuelle était une terre de steppe dévastée par une succession de 11 guerres russo-ottomanes entre la fin du XVIe siècle et 1878 et repeuplée sous Catherine II [impératrice de Russie, règne de 1762 à 1796 NDLR] avec des agriculteurs étrangers : ce fut la Nova Rossia [Nouvelle Russie NDLR].

La région minière et industrielle du Donbass a été intégrée à l’Ukraine, sous Lénine, lors de la formation de l’Union soviétique, afin d’y incorporer des ouvriers et mineurs bolchéviques pour diminuer le poids de la paysannerie, jugée réactionnaire. La Crimée faisait alors partie de la République fédérative de Russie. Et c’est Nikita Khrouchtchev [premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique, NDLR], natif d’Ukraine, qui inclut la Crimée dans la république fédérée d’Ukraine en 1954. Cette réalité a été reconnue par Moscou en 1991 et en 1994, puis annulée par l’annexion de la Crimée en 2014, point de départ du conflit en cours.

En 2005, Vaclav Havel (homme de lettres, président de la République fédérale tchèque et slovaque 1989-1992 et de la République tchèque 1993-2003) déclarait dans Le Monde : “Le jour où nous conviendrons dans le calme, où se termine l’UE et où commence la Russie, la moitié de la tension disparaîtra”. 17 ans plus tard, cette tension mène à la guerre…

Il n’a pas été possible de convenir dans la sérénité de cette limite. Et l’annexion de la Crimée, ainsi que le séparatisme de l’extrême-est du Donbass furent la réponse de Moscou à la révolution pro-européenne de Maïdan (2014). Il ne faut pas se tromper, il s’agit donc bien d’une guerre non déclarée entre l’Union européenne, qui a octroyé le statut de candidat à l’Ukraine, et la Russie. Et c’est bien la première fois que l’extension du projet démocratique européen est contrée par les armes. Mais soulignons qu’avant tout, c’est l’affirmation nationale de l’Ukraine qui est combattue par une Russie impériale. Et là, ce n’est pas la première fois qu’une nation doit s’émanciper par les armes d’un centre impérial dominateur. C’est un trait constant de la formation des Etats-nations européens.

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Retrouvez l’interview de Michel Foucher sur le site de Toute l’Europe.