Pour Carlos Ghosn, rien n’arrêtera la mondialisation

28/10/2018

Sophie Fay, Le Nouvel Obs

Le président de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi a livré sa vision de la mondialisation à l’occasion de la 11e World Policy Conference réunie à Rabat du 26 au 28 octobre.

Au Maroc, Carlos Ghosn est une star, poursuivie par les photographes, les caméras, la presse locale. Depuis que Renault a ouvert une usine à Tanger en 2012, où 340 000 voitures sont produites chaque année, l’économie du pays a changé. Le secteur automobile est devenu le premier exportateur du pays, devant le tout puissant Office des Phosphates (OCP). PSA s’est aussi installé.  Et le PDG de Renault vient d’annoncer le doublement des capacités d’un autre site de production dont il est l’actionnaire majoritaire, celui de la Somaca à Casablanca. Au total ce seront 500.000 véhicules qui seront produits au Maroc en 2022.

 

Au passage, le tout puissant patron de l’Alliance (Renault-Nissan-Mitsubishi), premier constructeur mondial (14 millions de véhicules), est venu disserter sur la mondialisation à la World Policy Conference, organisée par le fondateur de l’Ifri, Thierry de Montbrial du 26 au 28 octobre, à Rabat.

L’arrivée de Renault au Maroc est, en elle-même, une fable de la globalisation et un exemple de la concurrence entre pays pour attirer les entreprises. Le PDG étudiait au milieu des années 2000 plusieurs sites pour augmenter sa production : en Roumanie, en Turquie ou en Slovénie. L’info étant publique, le premier ministre marocain a demandé à le voir. Carlos Ghosn se souvient :Nous avons pris un café et il m’a dit : le Roi et moi avons vu vos déclarations, nous pensons que cette augmentation de capacité,  le Maroc peut la prendre.

 

Le projet de l’usine de Tanger était lancé. Aujourd’hui, le site produit des modèles Dacia, comme les Logan ou Sandero, que le groupe exporte hors de France sous la marque Renault. “Mais l’usine est une plateforme et demain, elle peut accueillir Nissan ou Mitsubishi, explique-t-il. Il n’y a pas de projet aujourd’hui, mais tout est possible “. Pour Carlos Ghosn, “la beauté de l’Alliance, c’est que chaque groupe peut avoir des priorités stratégiques différentes”.

 

A gros traits, cela donne un partage géographique du monde : à Nissan, les Etats-Unis ; à Renault l’Europe et l’Afrique ; à Mitsubishi, l’Asie du Sud Est et le Moyen-Orient, sans oublier, pour tous, la Chine, et pour les deux des trois constructeurs de l’Alliance dont c’est le pays d’origine, le Japon.

 

Incertitude totale sur le Brexit

 

Que devient toutefois ce modèle très global, si les coups de boutoir contre la mondialisation se font plus durs et remettent en cause les chaîne de valeur intégrées mondialement ? Le vote en faveur du Brexit, la remise en question des accords commerciaux par Donald Trump, la volonté farouche de chaque pays de bénéficier d’échanges plus équilibrés ne sont-ils pas autant de menaces ? Pour Carlos Ghosn, ce sont “des corrections mais pas une remise en question”. Il développe :

“A long terme – c’est-à-dire pour moi dix ans et plus – la globalisation est une tendance forte qui va continuer, mais à court terme, il va y avoir des hoquets. Rien de tragique, mais des secousses dangereuses si vous n’y êtes pas préparé.”

 

Exemple, le Brexit : “l’incertitude est totale, cela ne peut que nous affecter.” Ou les tensions sino-américaines : “il y a un risque.” Mais il note que les turbulences finissent pas s’arranger : l’accord de libre échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, le fameux Nafta, dénoncé par Donald Trump, a fini par être remplacé par un autre accord :

“Il avait 20 ans d’âge, les Etats-Unis disent : on le reprend. Maintenant on a un nouvel accord et de la visibilité sur les 20 prochaines années.”

 

Il dédramatise, donc, reconnaissant qu’on peut au bout de vingt ans juger que les conditions de l’échange ont changé et qu’elles ne sont plus justes sans que cela remette en cause la mondialisation. “Les pays disent : nous voulons des échanges plus équilibrés, nous avons trop de déficits, mais ils ne demandent pas la fermeture des frontières.”

 

Ces préoccupations, Carlos Ghosn en a l’habitude : au Maroc, il est sans cesse interpellé sur le taux d’intégration de l’usine de Tanger, qui, à 50%, est jugé insuffisant. De quoi s’agit-il ? De la proportion de pièces dans les voitures qui sont produites localement. Car comme le résume le PDG, les constructeurs automobiles aujourd’hui sont d’abord des architectes, des assembleurs. La présence locale de sous-traitants est donc un facteur clef pour l’emploi. En livrant ces réflexions, Carlos Ghosn a fait un aveu, plutôt contre-intuitif :

“Les gens font une erreur de perception sur la mondialisation : ils pensent que les entreprises globales aiment la mondialisation. C’est faux ! Ils se trompent ! Quand vous êtes en concurrence contre tout le monde, partout, c’est très difficile. C’est beaucoup plus confortable d’être seul ou peu nombreux sur un marché local, protégé.”

 

Alors pourquoi diable les multinationales poussent-elles autant pour cette intégration mondiale ? “Nous soutenons la globalisation parce qu’elle nous ouvre des marchés. Mais elle profite surtout au consommateur, à l’acheteur. Le risque est pour lui in fine, si cette tendance ralentit : les produits seront plus chers et l’accès au dernières technologies moins répandus. Mais localement ce sera plus facile pour le producteur et pour les salariés”. Salariés, qui sont aussi les consommateurs…

 

Besoins de mobilité malgré le réchauffement climatique

 

Il redoute toutefois que “les bénéfices à court terme [d’un repli] ne soient pas durables”. Pour être clair, il cite “l’exemple parfait” à ses yeux : le Brésil, un marché protégé par des barrières protectionnistes, notamment pour l’acier. “Cela vous permet d’être paresseux, moins exigeant avec vos syndicats, tout en continuant à gagner de l’argent, sans trop d’efforts. C’est le rêve de tout le monde”, assure-t-il, en forçant le trait. Sauf que cela finit mal…

 

Et pour l’automobile, l’expansion mondiale ne risque-t-elle pas de se heurter aux mesures nécessaires pour lutter contre le réchauffement climatique ? Cela dépend où, répond le PDG, qui donne quelques chiffres : aux Etats-Unis, 850 voitures pour 1000 habitants, en Europe, 600, au Maroc, 100, en Inde, 50, en Indonésie, 20. Pour lui les besoins de mobilité sont donc encore infinis. “La mobilité a une vocation sociale”, rappelle-t-il.

 

Sans possibilité de se déplacer, pas de liberté à ses yeux. Et c’est pour lui la raison d’être de l’Alliance. “Le premium – comme BMW, Mercedes, Jaguar – , c’est une toute petite niche, 8% du marché mondial. Nous nous adressons à 100%. Le low cost – que certains traitent par le mépris – c’est la noblesse du marché”, rappelle-t-il aux journalistes marocains, qui se demandent si Renault produira un jour chez eux des voitures électriques au losange, plutôt que des Dacia.

 

“Il a 7 milliards d’habitants sur terre. 1 milliard vit avec plus de 1000 dollars par mois, je m’intéresse aussi aux 6 autres milliards.”

 

La Kwid, sa fierté

 

D’ailleurs, une des fiertés du patron franco-brésilo-libanais au moment où il parlait à Rabat, c’est la Kwid, mentionnée à plusieurs reprises. “On voulait faire une voiture fiable à 4.000 dollars, pour le marché indien.  On a demandé aux ingénieurs français : ‘impossible’, ont-ils répondu ; puis aux Japonais : même réponse. Puis aux Indiens qui ont dit : ‘pas de problème.’ Là on s’est demandé si la qualité pouvait être aux rendez-vous. Deux non, un oui, que faire ? On les a fait travailler ensemble : ils ont réussi à faire ce qu’aucun d’eux n’aurait fait sans mélanger leurs cultures. Le mariage des trois a permis de faire une percée en Inde.”

 

La voiture, lancée au Brésil, fait un tabac en Amérique latine, dixit le PDG, et va servir de base pour un modèle en Chine. Au passage, le Carlos Ghosn a rendu hommage à son prédécesseur, Louis Schweitzer, présent à la World Policy Conference, qui le premier en vendant les Dacia en France a eu l’intuition de ce syncrétisme.

 

Tout le secret, réside donc dans la capacité à faire vivre ses cultures ensemble et à les marier. “C’est très difficile”, a bien martelé Carlos Ghosn, comme s’il devait justifier sa faramineuse rémunération. Il a donné sa recette : “Les gens sont prêts à coopérer s’ils ont un projet commun qui ne menace pas leur identité.”  Et pour cela, il ne faut aucun double discours, toujours faire ce qu’on a dit. On attend désormais de savoir comment il va consolider capitalistiquement cette Alliance dont il reconnaît qu’elle est si spécifique. Il n’en dira pas plus. Pour ne pas se contredire.