Entretien avec Thierry de Montbrial, président de l’Institut français des relations internationales

«La grande affaire pour les 30 prochaines années sera la rivalité entre la Chine et les États-Unis»

Invité par l’Académie du Royaume du Maroc et l’OCP Policy Center, le président de l’Institut français des relations internationales (Ifri), Thierry de Montbrial, livre pour les lecteurs du «Matin» une analyse globale des futurs enjeux géopolitiques dans le monde et de leurs principaux protagonistes. Il évoque au passage le rôle que le Maroc est appelé à jouer dans le partenariat entre l’Afrique et l’Union européenne et nous donne un avant-goût de la 11e édition de la World Policy Conference prévue en octobre prochain à Rabat.

Le Matin : Vous êtes économiste, géopolitologue, professeur, président et fondateur de l’Institut français des relations internationales, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, président de la World Policy Conference… et vous avez bien d’autres casquettes. Quelle est celle qui vous tient le plus à cœur ?
Thierry de Montbrial :
Je crois que tout cela est lié. Cela procède d’un intérêt pour le monde et d’un désir farouche d’être utile pour les grands enjeux des années et décennies qui viennent pour voir comment maintenir un monde que j’appelle raisonnablement ouvert. Car c’est cela le grand enjeu du 21e siècle. Je voudrais aussi signaler que la World Policy Conference, qui existe maintenant depuis 11 ans, tiendra ses débats pour la quatrième fois au Maroc, à Rabat, fin octobre.

À travers l’Ifri, que vous avez fondé en 1979, vous publiez régulièrement le Ramsès (Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies), mais également la revue «Politique étrangère» créée par le Centre d’études de politique étrangère en 1936 et qui a été reprise et publiée par l’Ifri en 1979. Quel est l’apport de ces deux importants documents ?
«Politique étrangère» est une revue classique dans les relations internationales qui paraît tous les trois mois et qui couvre beaucoup de sujets, mais qui sont traités d’un point de vue européen. Les grandes revues américaines en la matière traitent ces sujets d’un point de vue américain. C’est pour cela qu’il faut avoir la pluralité des points de vue. Quant au Ramsès, il s’agit d’un document annuel qui, tous les ans depuis 36 ans, fait une sorte de tour du monde. C’est un livre qui porte sur l’état de la planète. Si on prend tous les Ramsès depuis le premier numéro en 1981, on peut avoir comme une espèce de film qui montre comment le monde a évolué depuis maintenant 37 ans. Chaque année, on essaye de faire le point. Moi-même, j’apporte des analyses d’ensemble dans ce rapport. Par exemple, aujourd’hui, il y a la conséquence des rivalités entre la Chine et les États-Unis et bien d’autres sujets. Nous privilégions certains thèmes, par exemple, cette année nous traitons les questions démographiques, les questions de migration, les réfugiés, la question du Moyen-Orient, l’Iran… Nous traitons également le sujet de la Chine qui retiendra notre attention pendant longtemps.

La première partie du rapport Ramsès est réalisée par vous. Elle a été consacrée aux «Perspectives», est-ce en relation avec le titre de cette édition «Les chocs du futur» ?
En fait, je pars de l’idée que la grande affaire pour les 30 prochaines années va être la rivalité entre la Chine et les États-Unis qui peut déboucher sur plusieurs scénarios. La question majeure est donc de savoir où se situe l’Europe. Ce n’est pas intéressant uniquement pour les Européens, mais également pour le reste du monde, en particulier pour votre pays, pour l’Afrique et l’Afrique du Nord qui est à la porte de l’Europe. Tout ceci conduit aussi à analyser de plus près les forces immédiates. Il s’agit par exemple de la situation au Moyen-Orient, la Corée ou des évolutions en Asie. Mais j’accorde cette année aussi une place importante aux questions idéologiques, les régimes politiques, la démocratie, la démocratie libérale, la démocratie «illibérale»… Des sujets qui sont de plus en plus débattus et qui me paraissent essentiels pour l’avenir du monde. Il faut admettre l’hétérogénéité du monde et admettre qu’on est interdépendant avec des pays qui n’ont pas tous la même culture, n’ont pas les mêmes régimes politiques et il faut respecter cela. Sinon, cela ne peut que dégénérer, comme cela fut le cas au Moyen-Orient. Ces perspectives touchent donc à des sujets que je crois assez fondamentaux et durables.

Vous parlez également de l’importance de la construction de l’Europe. Dans ce cadre, et étant donné le statut avancé dont jouit le Maroc, ne pensez-vous pas qu’il y a un rôle à jouer par le Royaume, notamment celui de trait d’union entre l’Europe et l’Afrique ?
Je pense que le Maroc est bien évidemment un pays qui a une position de plus en plus privilégiée dans la relation entre l’Europe et l’Afrique. C’est d’ailleurs la direction dans laquelle le Maroc s’engage. Il a réintégré l’Union africaine, il a une politique ambitieuse de collaboration avec un certain nombre de pays africains. Je crois que c’est une bonne politique qui peut contribuer, sur la durée, à donner un sens de plus en plus riche au partenariat entre le Maroc et l’Union européenne.

Vous êtes également le président de la World Policy Conference, dont des éditions ont eu lieu au Maroc. La prochaine édition aura lieu à Rabat. Pouvez-vous nous donner un avant-goût du programme de cette onzième édition ?
C’est la 11e édition de la World Policy Conference (WPC). Le but de cette conférence est d’examiner l’évolution de la gouvernance mondiale. C’est un thème un peu abstrait. Mais le véritable enjeu c’est la capacité du monde à vivre ensemble et à gérer l’interdépendance entre les nations. Je mets l’accent, depuis le début, sur les puissances moyennes, parce que je crois qu’on ne peut s’en remettre exclusivement aux principales puissances, d’autant plus que ces grandes puissances ne s’intéressent plus au droit international et ont tendance à jouer uniquement avec des relations de pouvoir.
C’est pourquoi nous mettons, depuis le début, l’accent sur les puissances moyennes qui sont soucieuses et désireuses de contribuer à façonner positivement leur environnement. Nous traitons toujours les grands sujets géopolitiques et économiques, mais également d’autres sujets. Par exemple, cette année nous allons avoir une session sur l’importance de l’enseignement et de l’éducation dans les premières années. Ce débat sera animé par des personnalités éminentes venant de différents pays, notamment de l’Afrique et de l’Inde. Là, nous avons un exemple de sujets types non classiques, mais qui est très porteur pour l’avenir. Autre exemple de sujet un peu original, la question des religions en Chine puisque, actuellement, surtout depuis le dernier congrès du Parti communiste en Chine, le pouvoir persécute systématiquement les religions. Ce sont aussi des éléments de compréhension du monde dans lequel nous vivons. Un dernier point, c’est que la World Policy Conference se veut comme une sorte de club, dans ce sens que ce n’est pas une énorme conférence où tout le monde vient. C’est plutôt un cadre où les gens sont invités un à un avec un nombre relativement limité. C’est un club global et nous sommes très heureux de tenir cette édition, pour la quatrième fois (sur 11 éditions), au Maroc. D’ailleurs, le Royaume s’est intéressé dès le début à la WPC et je crois que le Maroc a une excellente sensibilité à ce genre de thèmes et je le remercie d’accueillir cette conférence.