Le Davos d’un monde fragmenté

Le Forum économique mondial se réunissait à Davos pour la première fois depuis plus de deux ans, sans les Russes et les Chinois. La guerre en Ukraine et ses conséquences dévastatrices ont dominé les débats sur fond de craintes de récession. Mais l’optimisme était palpable aussi car de nouveaux flux d’innovation sont en marche.

Par Nicolas BarréJean-Marc Vittori

Publié le 26 mai 2022 à 12:43Mis à jour le 26 mai 2022 à 14:45

C’était un Davos différent. Pour la première fois en un demi-siècle, le Forum économique mondial se tenait en mai (concurrencé par le festival de Cannes, ironisait un Indien) et non en janvier. Deux grandes nations en étaient absentes : la Russie pour cause de guerre, la Chine pour cause d’épidémie. Et il y avait 2.500 participants au lieu de 3.000 , d’où parfois l’impression de flotter dans un costume un peu trop grand.

Ajouté à cela un fort parfum de partition du monde, rappel d’une autre époque. « Lorsque la Russie fait main basse sur le blé ukrainien, cela rappelle la période soviétique », lâche la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

Mais si le monde se fragmente, si des menaces se profilent à l’horizon comme celle d’une crise alimentaire , l’ambiance à Davos n’était pas à la déprime car un immense flux d’innovations est dans les tuyaux : vaccins, télétravail, jumeaux numériques, énergies renouvelables. « En 2018, l’armateur Maersk est venu nous demander des navires décarbonés, raconte Jim Snabe, le patron de Siemens. Nous ne savions pas comment faire ça. Mais aujourd’hui, il y en a douze en construction ». Ici, le monde change toujours aussi vite.

La récession demain ?

Chaque année à Davos, un sujet domine les esprits. La « big thing » cette fois-ci, c’est la récession. On joue à se faire peur : le monde va-t-il connaître une récession ? Pratiquement tout le monde répond non… en ajoutant que la question se pose, en tout cas pour l’année prochaine. « 2023 sera compliquée », témoigne le patron d’un grand groupe de biens de consommation.

Il faut dire que le défi n’est pas simple pour les gouvernants : calmer l’inflation qui s’emballe un peu partout sans amputer la croissance. Pendant les quatre jours du Forum de Davos, les représentants des banques centrales ont expliqué comment ils comptaient relever ce défi. Ils ont un plan en deux temps assez simple : tuer l’inflation le plus vite possible en remontant les taux d’intérêt dans les mois qui viennent et s’occuper de la croissance après.

Bien sûr, il y a des nuances. Pour les Européens, la mission de la Banque centrale est d’éviter l’inflation… à tout prix. La croissance n’est pas un objectif. Pour les Américains, les deux sont importants. La croissance l’est même davantage et la récession, insupportable. D’ailleurs, il est recommandé de ne jamais prononcer le mot.

David Rubenstein, 72 ans, le fondateur du grand fonds d’investissement Carlyle, raconte que quand il était conseiller de Jimmy Carter, le chef économiste de la Maison-Blanche, Alfred Kahn, s’était fait incendier par le président démocrate : « Ne prononcez jamais le mot en R, ça déprime les gens et ils finissent par y croire. » C’est pourquoi lorsque Carter lui demanda plus tard comment il voyait les perspectives de l’économie, il lui répondit : « Comme une banane. »

La courbe de la croissance va-t-elle s’infléchir ? « On peut encore l’éviter », estime David Rubenstein. Mais « il y a maintenant trois mots en R : récession, Russie et taux [« rates », NDLR] », ajoute Jane Fraser. Les risques sont là.

L’obsession du « net zéro »

Il faut dé-car-bo-ner. C’est le mot qui est revenu le plus souvent à Davos cette année après l’Ukraine. « Il y a cinq ans, les chefs d’entreprise s’en moquaient, témoigne le patron d’un groupe européen d’équipement. Il y a trois ans, ils ont commencé à basculer. Aujourd’hui, 1.400 entreprises ont défini une stratégie net zéro . »

Les astres se sont alignés : une lente prise de conscience ; la volonté affichée des gouvernements pendant l’épidémie ; la guerre déclenchée par la Russie, qui révèle le péril de la dépendance aux énergies fossiles. La décarbonation est « bonne pour le climat, bonne aussi pour l’indépendance », résume Ursula von der Leyen.

Mais ça ne suffit pas. Il faut aussi beaucoup d’argent – Al Gore, l’ancien vice-président des Etats-Unis, évoque 5.000 milliards de dollars par an. Nombre de techniques émergentes passent mal à grande échelle pour l’instant. « Ce sera possible seulement s’il y a une action publique prévisible, un cadre clair », estime Ignacio Galan, patron de l’énergéticien espagnol Iberdrola. Les permis de construire tardent. Et les résistances sont fortes. « On est parfois passé du NIMBY au BANANA », estime Mads Nipper, le patron du pionnier danois des renouvelables Orsted. Du « Not in my backyard » (« Pas de ça près de chez-moi ») au « Build anything anywhere for anybody », que l’on pourrait traduire par « Ne rien construire, nulle part, pour personne ». Il y a du pain sur la planche.

Le sac à dos des entreprises

Sans confiance, impossible de vacciner à grande échelle. Impossible aussi de profiter pleinement de l’immense potentiel du numérique, alors que les scandales se sont multipliés ces dernières années chez les géants des technologies de l’information.

Le message est ici au fond plutôt rassurant. Car de manière générale, les entreprises rassurent. Le sondage que publie la firme de relations publiques Edelman depuis plus de vingt ans le confirme. 62 % des sondés dans une quinzaine de pays font confiance aux entreprises (53 % en France). Ils attendent même de plus en plus d’elles. Un sur deux estime que les firmes doivent punir les pays qui violent les droits de l’homme et la loi internationale.

Les entreprises ont d’ailleurs quitté en masse la Russie après la déclaration de guerre à l’Ukraine. Elles assument de facto une responsabilité géopolitique. Leur sac à dos ne cesse de s’alourdir, avec des risques pour la légitimité de leur action.

Le vrai problème de la confiance est ailleurs. Elle grandit avec le niveau de revenu. Or c’est le signe d’une société de plus en plus fracturée. A Davos, les images des « gilets jaunes » sont restées dans toutes les têtes. Et les entreprises n’y peuvent pas grand-chose.

Coucou la semaine de quatre jours

A chaque édition, les organisateurs du Forum glissent un débat sur une innovation sociale provocante. Il y a deux ans, c’était le revenu universel. Cette fois-ci, c’est la semaine de quatre jours . Tous les participants – un psychologue, une ministre émiratie, la patronne d’un think tank américain influent, une activiste britannique et le patron du géant de l’intérim Manpower, Jonas Prising – sont à fond pour, même si eux-mêmes admettent travailler six ou sept jours par semaine. L’un rappelle la baisse du temps de travail de Henry Ford il y a plus d’un siècle, l’autre une usine de céréales Kellogg qui avait décidé la semaine de quatre jours dans les années 1930. Davantage de temps pour se reposer, être en famille, faire du sport…

Dans la salle, un chef d’entreprise inconscient ose évoquer le problème de revenus qui pourrait en résulter. L’argument est balayé au nom des gains de productivité engendrés par un travail plus supportable. Un entrepreneur franco-philippin, venu de Manille, évoque les 35 heures en France. Rire dans la salle. Jonas Prising démolit ce dispositif qui n’a permis, selon lui, d’atteindre aucun de ses objectifs. Sa conclusion ? « Un échec cuisant ». Pas si facile, finalement.

Les absents ont toujours tort

L’histoire a fait grand bruit. Depuis la chute de l’Union soviétique, la Fédération de Russie louait chaque année un vaste bâtiment en plein centre de Davos pour y installer sa vitrine, « Russia House » et faire la promotion d’une Russie ouverte au capitalisme. Lorsque la direction du Forum a décidé de ne pas inviter de Russes, le milliardaire ukrainien Victor Pinchuk, un familier du Forum, s’est précipité pour louer l’endroit et le rebaptiser « Russia War Crimes House ». Des milliers de participants ont défilé dans ce bâtiment où étaient exposées des images insoutenables du conflit. Intervenant en vidéo, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a enfoncé le clou : « Il faut aller au-delà de l’embargo. Coupez vos liens avec l’agresseur, vos marques ne doivent pas être associées à des crimes de guerre. » L’intervention a été saluée par une ovation debout.

Très largement absents pour une autre raison, la politique du zéro Covid, « pire décision de Xi Jinping » selon George Soros, les Chinois ont laissé la place aux Indiens, venus en force. Dans la tech, les Infosys, Wipro ou HCL Technologies rivalisent avec les Google, Meta ou Intel. Et les dirigeants de plusieurs grands Etats indiens, Tamil Nadu (67 millions d’habitants), Andhra Pradesh (50 millions), Karnataka (64 millions) – chacun de la taille d’un grand pays européen – étaient tous présents.

« L’Inde connaîtra probablement la plus forte croissance des grandes économies cette année », a estimé Salil Parekh, le patron d’Infosys. Un optimisme qui contraste avec les perspectives chinoises. Pékin annonce officiellement 5,5 % de croissance, le FMI prévoit un point de moins, mais les rares Chinois présents à Davos sont plus circonspects. « Nous serons plutôt proches de notre croissance de 2020 », a lâché l’un d’eux. Soit 2,3 %.

Le coup d’éclat d’Albert Bourla

Le patron de Pfizer, Albert Bourla, n’est pas monté à Davos les mains vides. Il a profité de l’occasion pour frapper un grand coup en annonçant que son groupe allait mettre à la disposition des 45 pays les plus pauvres de la planète tous les médicaments sous licence, actuels et futurs, que son groupe fabrique.

« Nous fournirons tous ces médicaments au coût de leur fabrication, hors frais de recherche. Cela concerne 1,2 milliard de personnes », a-t-il insisté. D’autres grands laboratoires pharmaceutiques pourraient suivre. « J’en suis certain, j’ai parlé à plusieurs dirigeants », ajoute-t-il.

Le patron du labo américain s’est aussi montré optimiste sur les promesses de la technologie de l’ARN messager. « Nous travaillons sur un vaccin unique pour le Covid et la grippe, mais une deuxième vague d’innovations arrive dans le traitement des cancers et une troisième s’annonce dans les maladies génétiques », dit-il. Quant aux risques d’une nouvelle pandémie ? « Il faut s’y préparer sans peur. La science va triompher. Le problème, c’est plutôt de faire en sorte que tout le monde ait accès à l’innovation. Nous en sommes encore très loin. »

Nicolas Barré et Jean-Marc Vittori (Envoyés spéciaux à Davos (Suisse))

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