Les acteurs du miracle asiatique ne doivent pas jouer avec le feu

On assiste en Asie à une montée des nationalismes. Fondé sur l’antagonisme historique et culturel entre les grandes puissances locales, il fait planer une menace sourde sur l’équilibre à terme de cette région du monde.

de Dominique Moïsi

Les sous-marins nucléaires chinois ont des missiles de croisière qui peuvent atteindre les cinquante Etats des Etats-Unis. » C’est à Séoul, en jouant sur la télécommande de mon téléviseur, que, sur la chaîne chinoise CCTV4, je suis tombé sur un programme très instructif, en mandarin, mais avec quelques surimpressions en anglais, de peur que le message ne soit perdu pour le téléspectateur occidental. « Les forces navales chinoises sont l’équivalent, en mer de Chine, de ce que sont les forces terrestres russes sur le territoire de l’Ukraine. » A la septième édition de la WPC (World Policy Conference) qui se tenait la semaine dernière à Séoul, l’un des participants japonais, lui non plus, ne mâchait pas ses mots.

On assiste en Asie à une montée des nationalismes qui se traduit d’abord par une radicalisation du langage, sinon des images. C’est peu dire que le passé ne passe pas. Il y a quelques jours, à Paris, un diplomate japonais de haut rang – encouragé, peut-être, par le ton nationaliste du gouvernement Abe -, me tenait des propos presque racistes à l’encontre de la Corée et de la Chine. Ses critiques étaient moins basées sur la politique de ses deux voisins que sur leurs fondamentaux historiques et culturels, en bref, sur leurs identités. Il est vrai que sur ce terrain, les Coréens ne sont pas en reste sur les Japonais. « Un peuple de samouraïs qui nous envahit, à la recherche de femmes belles, contrairement aux leurs… »

Certes, comparée aux drames du Moyen-Orient, l’Asie du Nord-Est vieillissante paraîtrait presque un oasis de stabilité, de prospérité et même de sécurité, en dépit des rodomontades nucléaires nord-coréennes. Pourtant ces « mémoires douloureuses », qui semblent s’aggraver avec le temps, font peser comme une ombre dangereuse sur l’ensemble de la région. On peut bien sûr, à l’inverse, souligner le lien de causalité qui peut exister dans l’Asie du Nord-Est entre absence de réconciliation et croissance économique. Comme humiliés par le fait que le « miracle asiatique » se soit d’abord incarné dans la réussite du Japon, un pays qu’ils ne perçoivent pas comme asiatique, la Chine et la Corée du Sud ont voulu se prouver qu’elles pouvaient faire mieux encore que leurs anciens envahisseurs nippons. La mollesse, c’est le moins que l’on puisse dire, de la croissance européenne ne tiendrait-elle pas, pour partie au moins, à l’éclatante réussite d’une réconciliation qui amoindrit l’esprit de compétition entre ses membres ? Il serait dangereux de pousser trop loin cette hypothèse. Le nationalisme peut, certes, constituer un aiguillon à la croissance. Ses excès conduisent trop souvent à des conséquences catastrophiques.

Dans un contexte régional caractérisé par la montée des nationalismes, la Corée du Sud n’en maintient pas moins une forme de modération basée sur un mélange de modestie et d’optimisme prudent. Entourée par l’ombre séculaire de deux géants qui l’ont, tour à tour, envahie et occupée, consciente du fait qu’elle a besoin d’amis, sinon de protecteurs, la Corée du Sud s’inquiète d’un pivot américain vers l’Asie, qui, selon elle, se traduit plus dans les discours que dans les actes. Et ce précisément au moment où Tokyo semble tenté par une certaine forme de révisionnisme historique.

Modérément rassurés par l’Amérique, carrément inquiets de l’évolution du Japon, les Coréens du Sud se tournent, au moins partiellement, vers les Chinois. Un choix qui ne fait pas que traduire l’intensité des relations économiques et commerciales entre les deux pays. Certes, pour les Coréens du Sud, Pékin pourrait, devrait en faire beaucoup plus à l’encontre du régime de Pyongyang et de son dirigeant, si jeune, si peu expérimenté et plus imprévisible encore que ses prédécesseurs. Des encouragements à la sagesse que Pékin pourrait également distiller à Moscou. Qui d’autre que la Chine est capable d’exercer une quelconque influence sur la Russie de Poutine ?

En réalité, vu de Séoul, Xi Jinping apparaît comme beaucoup plus pragmatique, sinon rationnel, que son alter ego russe. Les Coréens seraient presque tentés de s’apitoyer sur le sort des Européens : « Vous n’avez pas de chance d’avoir la Russie de Poutine à vos frontières plutôt que la Chine ! »

Quelle est la part de méthode Coué dans ce raisonnement ? En fait, en termes de stabilité, sinon de sécurité, les Coréens que j’ai pu rencontrer à Séoul m’ont semblé plus préoccupés de l’évolution intérieure de leur pays que de toute autre chose. Et cela inclut également l’avenir d’une réunification avec le Nord, qui me semble être perçue comme tout aussi inévitable à moyen terme qu’improbable à court terme. L’histoire politique récente de la Corée peut certes légitimer un tel ordre des priorités. L’actuelle présidente de la Corée, Madame Park-Geun-hye, n’a-t-elle pas connu l’assassinat de sa mère, puis de son père, Park Chung-hee (dont la présidence autoritaire dura de 1963 à 1979), avant d’arriver au pouvoir ? Aujourd’hui encore, on semble lire dans son regard intense, sinon inquiet, comme l’héritage de ce passé tragique. La Corée du Sud est une démocratie, mais est-elle aussi stable politiquement que prospère économiquement ?

Plus ouverts que les Japonais, plus organisés que les Chinois, les Coréens sont certes entrés, grâce au succès de leur économie, dans la cour des grands, sinon dans celle des très grands. En réalité, la Corée d’aujourd’hui, prise entre la Chine et le Japon, est à l’Asie – toute proportions gardées, bien sûr – ce que l’Europe (le dynamisme économique en moins) est au monde. Une Europe qui, prise entre les Etats-Unis et la Chine, est, elle aussi, un mélange de raffinement et de vieille civilisation qui laisse la réalité du pouvoir à d’autres.

Dominique Moïsi