« L’Union européenne doit mener une réflexion autonome sur l’avenir de la sécurité du continent », selon Thierry de Montbrial

Pour Thierry de Montbrial, président de l’Institut français des relations internationales (Ifri), les pays de l’Union européenne n’ont d’autre choix que de serrer les rangs au sein de l’Alliance atlantique

Thierry de Montbrial, président de l'Ifri.
Thierry de Montbrial, président de l’Ifri. (AFP)

Voici sa tribune. Au moment où Vladimir Poutine, seul décideur en Russie de la guerre et de la paix, vient de choisir la guerre, l’heure n’est pas à se disputer sur les erreurs commises par les Occidentaux dans leur approche de la sécurité européenne depuis la fin de la guerre froide. L’exercice devra être mené le moment venu, dans un esprit constructif. Dans l’immédiat, les pays de l’Union européenne n’ont d’autre choix que de serrer les rangs au sein de l’Alliance atlantique, et de prendre des sanctions économiques dont ils auront à subir eux-mêmes les lourdes conséquences à court et moyen termes, notamment dans le domaine énergétique. Le but est que les Russes paient effectivement un prix très élevé pour leur agression. En attendant, une chose est certaine : l’Ukraine est la grande victime de ce monumental échec du système de la sécurité européenne.

La France – elle n’est pas la seule – avait depuis longtemps oublié que, sous le vernis de la diplomatie du spectacle à des fins de politique intérieure autant qu’extérieure, les relations internationales reposent sur les rapports de force face aux situations géopolitiques telles qu’elles se présentent dans le temps. Il ne sert à rien de polémiquer sur les tentatives d’Emmanuel Macron à Moscou, mais aussi à Beyrouth ou ailleurs. On n’a jamais tort d’essayer de bonne foi d’éviter le pire, même quand on a peu de cartes dans sa main. Encore faut-il regarder la réalité en face. En tendance, le poids de la France n’a cessé de diminuer depuis la fin de la guerre froide, notamment sur les flancs de l’Europe, à l’Est ou au Sud. Nous ne sommes plus un acteur majeur au Moyen-Orient et les opinions publiques nous sont de plus en plus défavorables en Afrique francophone, alors même que la « Françafrique » n’existe plus et que nous avons fait du bon travail contre les djihadistes au Mali. La Russie n’a plus pour la France la considération que lui manifestait l’Union soviétique. Un demi-siècle après la fameuse question de Kissinger sur le numéro de téléphone de l’Europe, Poutine lui répond en substance que c’est celui de la Maison-Blanche. Et trop souvent en effet au cours des dernières décennies, les Européens ont dû subir sans broncher les conséquences de décisions contraires à leurs intérêts, prises par Washington.

Le poids de la France n’a cessé de diminuer depuis la fin de la guerre froide

Quoi qu’il en soit, après le coup de force de Poutine, il est indispensable que l’UE mette au premier rang de ses préoccupations une réflexion autonome sur l’avenir de la sécurité du continent. D’autant plus que le retour de Trump ou d’un trumpiste à la Maison-Blanche est possible. À ce niveau, il s’agit de savoir de façon précise ce que nous voulons nous préparer à défendre, avec qui et avec quels moyens. En bref, nous devons identifier clairement nos intérêts, sans hésiter à employer ce terme. Mais en disant nous, qui sommes-nous ? La France doit reconnaître qu’aucune grande politique, en particulier en Afrique du Nord et de l’Ouest ou au Moyen-Orient, ne sera plus possible sans coopération étroite avec au moins certains de ses partenaires de l’UE. Ces coopérations devront être pensées à long terme et assorties d’institutions dotées de moyens proportionnés aux enjeux. On gagnerait à aborder les problèmes de sécurité en s’inspirant de la méthode de Jean Monnet, comme pour la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Point ne serait besoin, pour cette refondation, de subordonner toutes les initiatives à l’accord unanime des pays membres. Chacune d’elles devrait être portée par un noyau de volontaires, au sein duquel figureraient idéalement les six pays fondateurs.

Pareille approche à long terme ne serait pas aux dépens de l’Alliance atlantique, que Vladimir Poutine a réussi à remettre en selle. Mais, face aux nuages qui s’accumulent, les plus influents de ses membres européens devront désormais, le plus possible en amont des crises concevables, être au clair sur la compatibilité entre les intérêts européens et américains. En agressant l’Ukraine, la Russie a aussi fait le choix de se rapprocher encore davantage de la Chine, et nul ne sait quel parallèle Poutine et Xi Jinping ont pu mener entre l’Ukraine et Taïwan. Une bonne partie du monde, en particulier en Asie, veut éviter d’avoir à choisir entre les États-Unis et la Chine. Sur ce point majeur également, l’Union européenne doit clarifier lucidement ses intérêts, sans nécessairement rechercher l’unanimité de ses membres.

Je suis convaincu que, dans une perspective longue, la refondation de la politique étrangère de la France, dont les lignes principales ont été fixées sous la IVe République, devra passer par un retour à la source de la construction européenne, avec le remarquable mélange d’ambitions et de modestie qui la caractérisa.

Lire l’article original dans Le Journal du dimanche