Multilatéralisme : vers la fin de l’ordre occidental

ANALYSE. L’assemblée générale des Nations unies s’est ouverte lundi à New York sans les dirigeants chinois, indien et russe. Un signe supplémentaire que l’ordre international tel que nous le connaissons a vécu : son épicentre se déplace vers l’est, avec de nouvelles règles et un nouvel acteur majeur, la Chine.

Cette année, ni Xi Jinping, ni Narendra Modi, ni Vladimir Poutine ne seront présents à l’assemblée générale des Nations unies à New York. La Chine et l’Inde seront pourtant les puissances démographiques et économiques majeures du XXIe siècle, et la Russie est une puissance régionale qui compte, grâce à son engagement militaire. Ces absences font mieux que souligner en creux la perte d’influence de l’organisation, elles mettent en lumière un fait majeur : un autre ordre multilatéral est en train de naître, dont l’Occident sera cette fois le parent pauvre.

On aurait pu avoir l’impression, depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, que les Etats-Unis étaient les champions de la charge contre le multilatéralisme. Avec son programme d’« America First », où la relation bilatérale et le protectionnisme sont préférés , le président américain n’a ménagé ses coups de boutoir à aucune institution, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) aux Nations unies. Convaincu que ces arrangements entre amis lui rapportaient finalement assez peu, il préfère améliorer son jeu en profitant du rapport de force dont il dispose.

Deux chocs

En réalité, la déliquescence de l’organisation de l’ordre mondial telle que nous la connaissons est plus ancienne. Elle date de deux chocs successifs. Celui du  11 septembre 2001, puis de  la crise financière de 2008 , qui ont débouché sur une « contestation de l’ordre occidental », explique le diplomate Jean-David Levitte. Jusque-là, les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) avaient profité de la globalisation pour moderniser leurs économies et asseoir leur statut de puissances émergentes. L’attentat du 11 septembre est perçu comme un refus des valeurs libérales occidentales, tandis que la crise financière – dont les économies émergentes vont être une des premières victimes – les ébranle profondément. Si elles ont été favorables à la mondialisation, elles souhaitent désormais en réécrire les règles. En commençant par refuser l’occidentalisation. D’où l’hindouisme triomphant de Modi ou l’exaltation de la Turquie de Soliman par Erdogan.

Arrimés à la Chine

Cela est possible grâce à la formidable locomotive qu’est devenue la Chine, derrière laquelle beaucoup de pays souhaitent s’arrimer. En quarante ans, elle s’est profondément enrichie et transformée. Sa nouvelle puissance lui permet de réorganiser l’ordre international comme elle le voit, autour de l’empire du Milieu. Elle veut devenir le leader technologique du XXIe siècle, se réarme et se crée des obligés et des débouchés sur la moitié de la planète avec son programme  « one belt, one road » . Elle finance la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, qui entend marcher sur les plates-bandes du FMI comme de la Banque mondiale.

Enfin, la Chine soutient de nouvelles instances intergouvernementales, comme  l’Organisation de coopération de Shanghaï . Conçue comme une réponse à l’effondrement de l’URSS qui promeut la coopération économique et sécuritaire, celle-ci réunit la Russie, la Chine, le Kazakstan, le Kirghizistan, le Tadjkistan et l’Ouzbékistan. L’an passé, elle a accueilli l’Inde et le Pakistan. Au final : 3,2 milliards d’habitants et un PIB combiné de 37.000 milliards de dollars. Et, contrairement aux Etats-Unis, la Chine continue d’investir dans les organisations internationales de l’après-guerre, réclamant ou conquérant davantage de poids autant au FMI qu’aux Nations unies, et profite à loisir de la tribune de Davos.

Nouvel épicentre

Le multilatéralisme est donc loin d’être mort. Mais son épicentre a bougé. Il n’est plus sur la 47e rue Est à New York, qui a démontré son impuissance à résoudre les conflits, notamment la crise syrienne. Surtout, les solidarités et les ambitions sont différentes.  Les émergents se tiennent les coudes et se retrouvent sur des valeurs anti-occidentales, et surtout non interventionnistes. L’Inde est collée à la Russie, la Chine anime une coalition hétéroclite d’obligés, du Pakistan à la Corée du Nord. De nombreux pays d’Afrique ou d’Amérique latine peuvent y trouver leur compte, soit par intérêt économique, soit par anti-américanisme. Poutine s’intéresse davantage à l’organisation de Shanghai qu’à réintégrer un G8 dont il sait que la France et le Royaume-Uni seront sortis dès 2030 pour faire la place, d’ici à 2050, à l’Indonésie, au Brésil et au Mexique. Pour les Occidentaux, expliquait récemment  Hubert Védrine aux « Echos »« il est urgent de trier entre ce qui est fondamental et ce qui peut relever d’un compromis avant que les Chinois ne nous mettent devant le fait accompli ».

Alliances tactiques

Dans son dernier ouvrage, « Quand le Sud réinvente le monde » (La Découverte), l’expert en relations internationales Bertrand Badie décrit la fin d’un système international westphalien – qui tire son nom de la paix de Wesphalie en 1648, et qui s’organisait autour d’Etats, de souveraineté, de territorialité. A la faveur de la globalisation, explique-t-il, « on découvre que la stabilité internationale ne dépend plus tellement de l’équilibre de puissances, mais de l’équilibre très précaire des conditions sociales. Autrement dit, le positionnement du faible et son excès d’impuissance deviennent presque mécaniquement la source des grandes menaces qui pèsent sur la stabilité de l’ensemble. »Le printemps arabe et ses conséquences, la crise grecque qui a menacé l’édifice européen, en sont des illustrations. L’auteur note également que, désormais, l’acteur régional, voire l’acteur local, détient plus de capacités que l’acteur mondial. Pour preuve, Iran, Turquie, mais aussi groupes terroristes ont une capacité d’action supérieure à celle de puissances mondiales dans le conflit syrien.

Lors de son  discours aux ambassadeurs , fin août, Emmanuel Macron constatait lui-même que « les nationalismes se sont réveillés. L’Europe affadie est affaiblie. Le système multilatéral est remis en cause par des acteurs moyens et des régimes autoritaires. » Le président français a néanmoins une réponse « pour une refondation en profondeur de notre ordre mondial ». Il s’agit de construire des alliances tactiques pour « la protection des biens communs mis en danger par la crise du multilatéralisme et la politique des Etats-Unis ». Climat, éducation, santé, espace numérique, commerce international : une stratégie multilatérale qui se gère chapitre par chapitre, et qui dépasse les seuls Etats, puisqu’il est impératif, à l’instar de la COP 21, d’inclure un maximum d’acteurs non étatiques.

Virginie Robert