Thomas Gomart : “Les diplomaties occidentales et européennes ont oublié la vertu cardinale de la prudence”

Thomas Gomart publie “L’affolement du monde : 10 enjeux géopolitiques” aux éditions Tallandier. Jean-Yves Le Drian a remis le Prix du livre géopolitique 2019 à Thomas Gomart le 18 juin dernier pour cet ouvrage. En exclusivité pour Atlantico, il décrypte les instabilités géopolitiques. 

Atlantico.fr : Contrairement à ce qui est généralement admis, vous affirmez que l’Europe et les États-Unis sont davantage responsables des instabilités géopolitiques actuelles que de la Chine et de la Russie. Comment expliquer cette situation ?

Thomas Gomart : Ce que je dis est un peu différent. Le risque géopolitique a été inventé par les Européens et les Américains pour apprécier les trajectoires d’émergence d’un certain nombre de pays. Or, aujourd’hui, ce sont les Etats-Unis et l’Union européenne qui représentent un risque géopolitique dans la mesure où ils portent plus d’incertitudes que de certitudes.

En ce qui concerne les Européens sur la cohésion de l’UE et pour les Etats-Unis sur la trajectoire qu’ils peuvent suivre. Ces incertitudes créent un effet de contraste avec les régimes autoritaires que sont la Chine et la Russie. Un effet de contraste qui, à mon avis, crée un effet de trompe l’œil.

Au bilan, on a une instabilité globale qui s’est accentuée en raison du changement de cap des Etats-Unis et de l’Europe, mais pas seulement.

Pour chaque puissance internationale (USA, Europe, Russie, Chine), vous détaillez la “conception du monde” qui correspond. L'”affolement du monde”, provient-il du choc entre ces conceptions ou de la divergence de chacune par rapport au modèle occidental et libéral ?

Les deux. Effectivement, quand on regarde la conception du monde chinoise et qu’on la met en perspective, ce qui est certain, c’est qu’il y a une volonté de retrouver la centralité qu’occupait la Chine dans le monde à travers l’histoire. Du côté américain l’histoire est plus récente, mais est marquée par un leadership exercé pendant la deuxième partie du 20e siècle. La Russie repose sa vision sur le concept de solitude stratégique.

Ces trois exemples et les effets de choc qu’ils induisent montrent que le modèle de gouvernance que les Européens ont inventé et qu’ils pensaient voir se répandre est de plus en plus contesté par les logiques de puissance précédemment décrites.

Selon vous, il est difficile d’aborder sereinement le sujet russe depuis l’annexion de la Crimée en mars 2014. De manière générale, l'”affolement du monde” ne proviendrait-il pas finalement de notre incapacité à traiter les problèmes avec pragmatisme, sang-froid et lucidité ? À quoi ce manque de pragmatisme est-il dû ?

L’affolement du monde est davantage éprouvé en Europe qu’ailleurs. Il y a eu de la part des diplomaties occidentales et européennes en particulier l’oubli de la vertu cardinale qu’est la prudence. En ce qui concerne la Russie c’est un problème important pour les Européens car nous avons un voisinage partagé mais la Russie est un problème secondaire sur la scène internationale si on compare avec les événements qui secouent le Moyen Orient et l’Asie Pacifique.

Aujourd’hui, quand on regarde la composition du nombre de membres permanents du Conseil de sécurité, il ne reflète plus les rapports de force globaux. À mon avis, à terme, la France, le Royaume-Uni et la Russie risquent d’être vus de manière de plus en plus illégitime de la part des puissances émergentes.

Cette absence de prudence s’explique sans doute par la perte d’une culture historique et d’une vision de moyen et de long terme : c’est le triomphe de l’immédiateté et de la communication. L’idée selon laquelle une politique étrangère se construit sur la durée se perd. Plus réactifs que créatifs, les Européens sont dans une immédiateté politique qui les empêche de penser même le moyen terme. Cela accompagne l’émergence de leaders qui n’ont pas forcément la profondeur nécessaire pour saisir des politiques de puissance inscrites dans la durée. Ces leaders sont souvent pris dans un temps politique contaminé par le temps médiatique.

Vous faites référence dans votre ouvrage à plusieurs auteurs de philosophie politique, et notamment Machiavel qui ouvre et conclut votre analyse. En quoi l’auteur du Prince donne-t-il des clés de lecture unique du monde contemporain ?

Machiavel venait écouter Jérôme Savonarole au couvent saint-Marc à Florence. Il y a une opposition pour moi entre deux types de pensée. La prédication qui fustige du Dominicain et la pensée qui dévoile les mécanismes du pouvoir chez Machiavel.

De plus, il ne faut pas oublier que Machiavel a personnellement éprouvé le mal et nous rappelle en permanence que le mal est plus significatif que le bien en politique. C’est une manière de dire que l’Historie est tragique. Ce tragique, il faut l’avoir en tête pour éviter qu’il ne se reproduise. Nous sommes face à une sorte d’amnésie dans le cadre des relations internationales qui me semble dangereuse au regard de la brutalité des temps.

Par ailleurs, Machiavel rappelle des principes élémentaires d’organisation du pouvoir. Un de ses préceptes doit toujours être conservé à l’esprit : la solidité d’un Etat dépend de celle de ses forces armées.

Avec Thomas Gomart pour Atlantico.fr