Moyen-Orient : on rebat les cartes ?

Il y a un an exactement, lors de la World Policy Conference organisée par l’Ifri (Institut français des relations internationales, le premier think tank français) à Monaco, le prince saoudien Turki Al-Faiçal, ex-patron des services de renseignements du royaume et ancien ambassadeur à Washington, ne mâchait pas ses mots, à la grande surprise de la salle, vis-à-vis de la politique américaine deBarack Obama. Washington était accusé de vouloir se réconcilier avec l’Iran au détriment de l’Arabie saoudite. Il est vrai que les Américains avaient alors entamé des pourparlers discrets, sinon secrets, en Oman, avec des représentants iraniens.

Un an plus tard, les relations ne se sont pas améliorées, loin de là, entre Washington et Riyad. Les deux anciens alliés tentent de donner le change, car ils ne veulent, ni ne peuvent, se passer l’un de l’autre. Ils ont un nouvel ennemi commun : les djihadistes de Daech. Mais du côté saoudien, la confiance est rompue.

La volonté affichée à Doha (Qatar) lors du récent sommet des six pays du Golfe (Arabie saoudite, Koweït, Émirats arabes unis, Qatar, Bahreïn et Oman) de créer une police régionale sur le modèle d’Interpol, une force navale commune basée à Bahreïn, et un futur commandement militaire conjoint montre le souci des pays du Golfe de renforcer leur indépendance vis-à-vis de leurs alliés occidentaux, en particulier américains, auxquels ils ont jusqu’alors confié leur sécurité. Même si la concrétisation de ces projets risque de demander encore du temps.

L’État islamique, Bachar el-Assad et l’Iran

Deux grands dossiers enveniment chaque jour un peu plus les relations entre Riyad et Washington. Et ils ne sont pas près de trouver une solution.

Le premier est leur divergence de vue sur la Syrie et la lutte contre Daech. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont pour premier souci le départ de Bachar el-Assad. Pour l’Arabie saoudite, le problème est à Damas et non à Bagdad. Les avions saoudiens et émiratis sont donc engagés dans les forces de la coalition internationale, mais ils se cantonnent à bombarder Daech, au-dessus de la Syrie.

Américains et Européens ont une autre politique. Le renversement de Bachar el-Assad n’est plus d’actualité. La priorité est la guerre contre les djihadistes. Les avions français et britanniques bombardent les infrastructures djihadistes exclusivement au-dessus de l’Irak. Les États-Unis, engagés sur les deux fronts, semblent, ces derniers temps, privilégier aussi les bombardements au-dessus du territoire irakien. Ils estiment que la majorité des forces de Daech sont constituées d’Irakiens qui se battent sur leur terrain et que leur chef, el-Baghdadi, l’est aussi. Exact, mais c’est en Syrie que les djihadistes se réfugient et disposent de bases arrière. “La guerre ne se terminera pas en Irak tant que la Syrie ne sera pas en paix”, rappelle Patrick Cockburn, correspondant du quotidien The Independentau Moyen-Orient, dans un excellent et récent livre, Le Retour des djihadistes. Aux racines de l’État islamique (1).

 

Deuxième objet du contentieux saoudo-américain : l’Iran. L’Arabie saoudite a une double inquiétude. D’une part, la menace djihadiste devient pour elle un problème de politique intérieure qui risque de la déstabiliser. 135 islamistes, supposés être des partisans de Daech, ont été arrêtés ces derniers jours dans le royaume, tandis que certains secteurs – minoritaires – de la population applaudissent les victoires djihadistes. D’autre part, la guerre contre Daech en Irak a renforcé la présence militaire de l’Iran dans ce pays et obligé les États-Unis à oublier leur grande animosité à l’égard du régime des ayatollahs. Au grand dam des Saoudiens. Pour eux, l’Iran est l’ennemi traditionnel chiite et le pays qui lui dispute l’hégémonie dans la région.

Les forces iraniennes sur le terrain irakien

L’éviction de Saddam Hussein par les Américains et l’arrivée des chiites au pouvoir à Bagdad avaient permis aux Iraniens de s’installer peu à peu dans le pays. Politiquement d’abord, en soutenant Al-Maliki, le Premier ministre chiite du pays de 2006 à 2010 ; puis son successeur, en 2014, lorsque Al-Maliki, détesté, a dû jeter l’éponge. Militairement ensuite, en envoyant des conseillers militaires de la force Al-Qods, l’unité spéciale des Gardiens de la révolution, pour encadrer certaines unités de l’armée irakienne.

Depuis le printemps dernier, l’avancée des djihadistes vers Bagdad puis la prise de Mossoul, en juin, les Iraniens d’Al-Qods (ils seraient plusieurs centaines) sont impliqués directement dans les combats. Ils dirigent et supervisent les offensives des milices chiites irakiennes. Ils assureraient aussi le travail de renseignements pour l’armée. Mal entraînée, aux officiers corrompus (on vient de découvrir la “présence” de 50 000 militaires fantômes), l’armée irakienne va recevoir l’aide de 1 500 militaires américains supplémentaires (ils étaient déjà 600) dans le cadre de sa formation.

L’aide militaire iranienne à l’Irak est désormais officielle. En octobre dernier, Ibrahim Al-Jaafari, le ministre irakien des Affaires étrangères déclarait : “Nous n’avons aucune peur de dire que nous avons sollicité notre voisin, l’Iran, dans la guerre contre Daech.” Auparavant, Mahmoud Barzani, le président du Kurdistan autonome, avait reconnu que “l’Iran était parmi les premiers pays à avoir envoyé des armes aux combattants kurdes”. La presse iranienne officielle salue de son côté le commandant Soleiman, patron d’Al-Qods, qui dirige les combats sur le terrain.

Un nouveau pas dans l’engagement iranien a été franchi en novembre, lorsque l’aviation de Téhéran a bombardé des positions djihadistes à sa frontière avec l’Irak. Washington parle alors de “raids aériens avec des avions F-4 Phantom”, sans plus de précision, survenus aux confins irako-iraniens. Téhéran commence par démentir puis se tait. L’intervention iranienne a largement fait reculer Daech dans l’est et le nord-est de l’Irak. Téhéran ne se cache plus aujourd’hui de son implication contre les djihadistes, qui la place, de fait, du côté des Américains.

Une situation qui n’est pas faite pour rassurer les Saoudiens. À un moment où leur allié américain, fort de son gaz de schiste, a moins besoin du pétrole saoudien, ils craignent que cette cohabitation de fait sur le terrain militaire (ce n’est pas encore une coordination, dit-on de part et d’autre) entre les États-Unis et l’Iran face à leur ennemi commun, Daech, ne se fasse à leur détriment. Ils se préparent au pire en resserrant les rangs du camp sunnite.

(1) Édition Équateurs Documents