Dorothée Schmid : « Erdogan veut démontrer qu’il peut faire ce qu’il veut en Libye »

Dorothée Schmid (crédit photo : Ifri)

Propos recueillis par Anne Dastakian

Au moment où la Russie et la Turquie s’affrontent en Libye, en défendant des camps opposés et avec l’aide de supplétifs syriens, faisant craindre un embrasement général dans la région, Dorothée Schmid, spécialiste de la Turquie et du Moyen Orient à l’Institut français des relations internationales (Ifri), donne son éclairage sur ce conflit.
Au moment où la Russie et la Turquie s’affrontent en Libye, en défendant des camps opposés et avec l’aide de supplétifs syriens, faisant craindre un embrasement général dans la région, Dorothée Schmid, spécialiste de la Turquie et du Moyen Orient à l’Institut français des relations internationales (Ifri), donne son éclairage sur ce conflit.

Marianne : Quel est le bilan du coronavirus en Turquie ?

Dorothée Schmid : Les autorités turques se sont saisies du problème du Covid-19 un peu plus tard que les pays voisins. Mais la population est jeune et le système de santé solide. Depuis une dizaine d’années, en effet, il a été complètement réformé, avec la construction d’hôpitaux, et la généralisation de l’assurance santé. A l’origine, la contamination est venue d’Iran. La Turquie, elle, a contribué à diffuser le virus vers l’Afrique. Si la réaction initiale de la Turquie a été un peu lente, dans un second temps, grâce à sa capacité de production d’équipements sanitaires, ce grand pays d’industrie textile s’est très vite lancé dans la fabrication de masques, mais aussi de tests de dépistage.

En interne, la popularité du président turc Recep Tayyip Erdogan a profité de sa gestion de la pandémie. Il a imposé le confinement le week-end et pendant le ramadan, et il n’y a pas trop de doutes sur les chiffres donnés par le régime : le 10 juin, la Turquie compte officiellement 172.114 cas et déplore 4.729 morts.

Sur le plan international, il en a fait un instrument, en lançant beaucoup d’initiatives de « diplomatie sanitaire », notamment vers l’Italie et l’Espagne, mais aussi en direction des Etats-Unis. Outre des masques et des tests, les Turcs ont même vendu des pièces détachées pour respirateurs, en principe interdits à l’exportation. Erdogan est personnellement intervenu pour transformer certaines transactions commerciales en envois humanitaires.

On a beaucoup parlé de la « diplomatie du masque » chinoise, et l’opération de charme de la Russie en Italie, baptisée « From Russia with love », mais les efforts turcs en la matière ont été moins remarqués. En revanche, l’action de la Turquie en Libye n’a échappé à personne… Au point de craindre le déclenchement d’un conflit avec la Russie, voire plus.

Les Turcs étaient très présents en Libye du temps de Kadhafi, et y ont beaucoup d’intérêts. Avec le Qatar, ils soutiennent le gouvernement de Tripoli (proche des Frères musulmans et donc de l’AKP d’Erdogan). L’engagement turc en Libye a été progressif, puis il est devenu ouvert, après que le maréchal Khalifa Haftar a dénoncé la présence de soldats turcs, en février dernier. Cet engagement ouvert fait craindre que la situation s’y dégrade, avec en outre, des conséquences sur la question migratoire en Europe.

Si cet engagement très loin des frontières turques a été une surprise, il s’est avéré un pari gagnant pour Erdogan. Il a signé un accord provisoire avec la Russie pour se partager le terrain. Mais l’exfiltration en Libye de barbus syriens, qui veulent en découdre avec les Russes, risque fort d’y reproduire la situation syrienne. Tout le monde joue à l’apprenti sorcier.Les Russes avaient parié sur Haftar par anti-islamisme. Les Français aussi, pour expier leur faute originelle dans le chaos libyen.

Au moment où le partenariat russo-turc tournait au vinaigre, en Syrie puis en Libye, le Covid-19 a servi de prétexte à un rapprochement. Les Russes, mal en point sur le front sanitaire, ont besoin des Turcs pour la recherche d’un vaccin. Le rapport de forces se rééquilibre. Les Turcs, histoire ottomane à l’appui, se disent chez eux en Lybie, et légitimes dans la région, contrairement aux Russes : le match retour, en quelque sorte.

Pourquoi l’Otan, dont la Turquie est pourtant membre, est-elle impuissante à calmer le jeu ?

L’Alliance atlantique est en crise. Et Erdogan veut démontrer qu’il peut y faire ce qu’il y veut.

L’Otan ne commande pas à ses membres, comme c’était le cas au sein du pacte de Varsovie, mais c’est une institution où l’on peut discuter. Le problème est que la Turquie est engagée sur des fronts importants pour l’Occident. En 2003, au moment de l’intervention en Irak, la Turquie avait refusé le transit terrestre aux troupes américaines. Pendant la crise syrienne, elle a proféré des menaces d’affrontement quasi explicites, en lien avec la question kurde.

L’armée turque est devenue plus efficace, en dépit de la tentative de coup d’état militaire de juillet 2016, et des purges monstrueuses qu’Erdogan lui a ensuite fait subir. Dès septembre 2016, c’est-à-dire deux mois à peine après le putsch avorté, Ankara lance l’opération Bouclier de l’Euphrate, dans le nord de la Syrie, avec des groupes rebelles syriens contre l’Etat islamique et les Forces démocratiques syriennes. La Turquie posait ainsi les bases de sa stratégie de recours à des supplétifs, et de l’utilisation de la Syrie comme terrain d’entrainement pour tester ses armements et ses drones. Les Turcs ont beaucoup communiqué sur l’utilisation de leur propre armement en Syrie, en faisant une sorte de show-case, car ils rêvent d’exporter des armes.

Avec l’Otan, Erdogan a un rapport de chamaillerie permanente, mais il s’y sent en confiance, ce qui n’est pas le cas de son rapport avec la Russie. C’est pourquoi il essaye aujourd’hui de se réconcilier avec les Etats-Unis, dont il sait bien qu’ils ont besoin de lui comme relai au Moyen Orient.

La Turquie est-elle en voie de devenir une grande puissance économique ? Et de concurrencer la Russie ?

La Turquie va mal, comme tous les pays émergents. Elle est grande consommatrice d’énergie sans en produire, et tout son financement vient de l’étranger. Le pouvoir dépense beaucoup d’argent dans des entreprises clientélistes d’achat de voix mais aussi dans ses opérations militaires à l’extérieur. Elle a besoin d’une forte croissance, à la chinoise, et d’investissements extérieurs, jusqu’ici surtout fournis surtout par l’Europe. Elle s’est aussi brouillée avec ses financiers du Golfe, à part le Qatar. C’est pourquoi Erdogan multiplie les initiatives en direction de la Chine, et sa Route de la soie. Sans grand succès, car la Turquie, contrairement à l’Iran ou la Grèce en leur temps, n’est pas prête à abandonner sa souveraineté à des intérêts étrangers.

La Turquie lance un site en russe de sa radio-télévision TRT, en direction des musulmans de Russie et des républiques d’Asie centrale, largement russophones. Est-ce la réponse de la bergère Erdogan à RT et au Sputnik en turc de Poutine?

Les médias russes sont très présents en Turquie. Jusqu’à 2016, ils ont sorti et relayé les rumeurs de trafic de pétrole avec Daesh dans lequel la famille d’Erdogan serait impliquée. Après le putsch avorté, quand les médias turcs gülénistes et d’opposition étaient muselés, et aussi la presse occidentale, les Russes étaient pratiquement les seuls à fournir de l’information. Le problème est qu’il faut faire le tri. Il n’est un secret pour personne que la Russie est passée reine de la subversion et de la propagande en Occident. Pour autant, je trouve que les analystes russes sur la Turquie sont souvent très médiocres…

Les Russes ne s’y intéressent pas réellement, ils veulent juste montrer qu’ils sont les plus forts. En témoigne le fameux épisode diffusé par la TV russe en mars dernier, fixant l’humiliation d’Erdogan contraint d’attendre dans l’antichambre de Poutine au Kremlin. Le résultat est que le sentiment anti-russe monte en Turquie. Récemment, Ankara a brièvement détenu le rédacteur en chef du Sputnik turc. C’est dans ce contexte qu’il faut voir le lancement de la version russe de TRT. Ankara veut augmenter sa capacité d’intox, mais aussi faire sa publicité, car la Turquie attend le retour des touristes russes et centre-asiatiques.

Lire l’article sur le site de Marianne.

Olivier Blanchard, Jean Pisani-Ferry et Thomas Philippon proposent un plan pour limiter la crise économique

Comment retirer la perfusion de l’argent public post-Covid sans trop de douleur ? La réponse de trois économistes

Dans un rapport, Olivier Blanchard, Jean Pisani-Ferry et Thomas Philippon proposent notamment de remplacer le chômage partiel par des subventions aux salaires dans les secteurs les plus fragilisés.

« L’automne sera terrible. » Depuis quelques semaines, le même cri d’alarme résonne du côté des PME, des syndicats et des associations : passé l’été, lorsque les différentes aides publiques déployées durant le confinement pour protéger l’économie s’estomperont, la crise pourrait s’aggraver subitement. Avec, dans le pire des cas, une explosion du chômage et des faillites.

Dans l’espoir d’éviter un tel scénario, trois économistes français – Thomas Philippon, de l’université de New York, Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry, du Peterson Institute, un think tank américain – ont publié une série de préconisations, lundi 8 juin. Avec, pour fil rouge, une question-clé : comment retirer la perfusion de l’argent public soutenant l’emploi et les entreprises sans trop de douleur ?

Leur réponse sera d’autant plus auscultée par le gouvernement que tous les trois font également partie de la commission d’experts nommée, fin mai, par l’Elysée, pour préparer l’après-Covid. « Pendant le confinement, les Etats européens ont pris des mesures très proches, avec le chômage partiel et les garanties publiques de prêts aux entreprises », explique Jean Pisani-Ferry, qui a été l’un des inspirateurs du programme économique d’Emmanuel Macron pour la présidentielle de 2017. Ces instruments se sont révélés efficaces, notamment pour limiter l’envolée du chômage. « Mais, désormais, il est temps de les adapter et de les compléter pour accompagner le redémarrage. »

« Une vague de difficultés financières pour les TPE-PME »

Les trois économistes proposent ainsi de remplacer peu à peu le chômage partiel par des subventions aux salaires, dans les secteurs les plus touchés par la crise liée au Covid-19 : tourisme, hôtellerie-restauration, transport aérien… Celles-ci seraient temporaires et calibrées différemment selon les mesures sanitaires exigées pour les entreprises – à l’exemple de la distanciation physique, très pénalisante pour les restaurants. « Cette option nous semble plus efficace que le durcissement du chômage partiel pour inciter le retour à l’emploi, tout en limitant les licenciements », expliquent-ils.

 

Lire l’article complet sur Le Monde.

Josep Borrell : « l’Europe ne compte pas s’engager dans une quelconque guerre froide avec la Chine ».

L’UE ne veut pas entrer dans une « guerre froide » avec la Chine

En réponse aux campagnes de désinformation visant la Chine et liées à l’épidémie de coronavirus, le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a assuré mercredi 10 juin que « l’Europe ne comptait pas s’engager dans une quelconque guerre froide avec la Chine ».

L’Union européenne n’a pas l’intention d’entrer dans une guerre froide avec la Chine à cause des campagnes de désinformation liée à la pandémie de Covid-19 venant de Chine, a assuré mercredi 10 juin le chef de la diplomatie européenne.

J’ai dit au ministre des Affaires étrangères chinois : “Ne vous inquiétez pas, l’Europe ne va pas s’engager dans une quelconque guerre froide avec la Chine”, a déclaré l’Espagnol Josep Borrell, interrogé sur son entretien en vidéoconférence mardi avec le chef de la diplomatie chinoise Wang Yi pour préparer un sommet UE-Chine.

« Nous avons suffisamment de preuves »

Nous travaillons déjà depuis longtemps sur la désinformation. Nous avons commencé il y a cinq ans. Ces dernières années, la désinformation a également porté sur des sources provenant de Chine, mais elle n’est pas dirigée contre la Chine, a expliqué Josep Borrell lors de la présentation d’une stratégie pour lutter contre la désinformation sur les questions sanitaires.

La Russie et la Chine sont derrière des campagnes de désinformation contre les actions menées dans l’UE pour lutter contre la propagation du Covid-19. Nous avons suffisamment de preuves, a expliqué Vera Jourova, commissaire européenne en charge de la Justice.

Ces campagnes affaiblissent les mesures prises en matière de santé et elles vont s’amplifier contre les campagnes de vaccination, a averti Vera Jourova.

« Pas d’ambitions militaires »

Mais nous n’avons pas de capacité de coercition, a reconnu Josep Borrell. Surtout que les autorités russes et chinoises affirment ne pas être responsables de ces campagnes car les média qui les véhiculent sont des entreprises privées, a-t-il expliqué.

Josep Borrell a déclaré avoir reçu mardi des assurances du ministre chinois sur le fait que la Chine n’avait pas d’ambitions militaires.

Les mots comptent dans la diplomatie mais les faits comptent peut-être plus. Nous sommes pleinement conscients en Europe que la Chine augmente ses dépenses militaires, a-t-il toutefois souligné.

Une chose est ce que les Chinois disent. Une autre est notre connaissance des faits, a-t-il conclu.

 

Lire l’article sur le site de Ouest France.

Angel Gurria: GDP drop will be « by far the largest » since the creation of the OECD

France, Britain to hurt the most as virus crisis savages global economy

RFI with Amanda Morrow

The dramatic economic shock wrought by the coronavirus has plunged countries into “extraordinary uncertainty”, with France among four European countries expected to suffer the worst recession in the developed world.

In its latest analysis of global economic data, the Organisation for Economic Cooperation and Development (OECD) predicted a 6 percent drop in the world’s GDP this year – “by far the largest” since the body was created 60 years ago, according to secretary-general Angel Gurría.

Britain, France, Italy and Spain will suffer the most damage (in that order), with their economies expected to shrink by between 11.5 and 11.1 percent if the Covid-19 pandemic « remains under control”. A worse-case scenario in the event of a second virus wave would see those figures hit more than 14 percent.

The eurozone – where many countries are looking to open up their borders and welcome visitors again – is particularly vulnerable to the crisis, the report found, with its most favourable scenario seeing GDP recede by 9.1 percent.

Worst recession since Great Depression?

Presenting the first economic projections since the Covid-19 crisis began, OECD chief economist Laurence Boone said the world would endure its deepest recession in a century – whether or not a second epidemic wave arrives.

“By the end of 2021, the loss of income will exceed that of all previous recessions in the past 100 years except in war, with dire and lasting consequences for populations, businesses and governments,” she warned.

The new figures lie in stark contrast with the cheerful predictions of 2.4 percent global growth the OECD made in early March, when the coronavirus had struck China but not yet reached the world’s other major economies.

The year 2021 is, however, expected to deliver a strong rebound of 7.7 percent if the epidemic remains controlled – a figure that slides to 5.2 percent in the event the virus returns.

Crisis driving inequality

With hundreds of millions of people losing their jobs, and poor and young people being hardest hit the world over, the report said the health crisis had caused existing inequalities to widen.

Speaking to France Inter radio on Thursday, Boone warned that less qualified people working in the tourism, public events and sporting sectors – which have a large proportion of young people on “more precarious contracts” – were suffering most.

She praised the safety net measures that have been set up in countries such as France allowing for partial unemployment or “partial activity”. Because the drop in GDP will also drive up unemployment, France’s best chances of weathering world economic turmoil are to maintain those support measures, Boone said.

On a global level the OECD, which collects data on the world’s richest economies, said the best way for governments to steer their countries through the crisis was by strengthening income protection, strengthening health systems and shoring up supply chains.

Read the article on RFI’s website.

Lionel Zinsou : « Suis-je assez noir ? »

Dans une tribune publiée sur sa page Facebook et le magazine ” Le 1″, Lionel Zinsou ose une interrogation au centre des identités multiples des métis, sangs mêlés ou mulâtres comme on les appelait encore il y a quelques années. L’ancien premier ministre du Bénin, qui est aussi français par sa mère, a écrit sa chronique en une sorte d’hommage funèbre à George Floyd, cet américain étouffé sous le genou d’un policier blanc.

“Longtemps j’ai cru qu’être noir ou blanc n’avait aucune réalité intime, que seules comptaient les barrières de classe, que les mérites républicains fabriquaient des vies réussies”

« George FLOYD, des millions d hommes et de femmes, des millions de jeunes, ont formé, dans deux cent pays, le plus long cortège funèbre de l’Histoire. Vous étiez le fidèle d une église réformée de Houston, qui ne regarde pas la mort comme un moment de désespoir mais comme un rassemblement des solidarités et des espérances. Vous avez, en un jour, créé des millions de black, de nègres, de niggas… de toutes les couleurs et qui crient dans toutes les langues leur rejet des lynchages et de l’injustice ordinaire. Leur colère est celle des foules immenses et des générations nouvelles qui n accepteront plus la persistance séculaire de la discrimination des minorités, ni chez eux ni chez vous, cette oppression quotidienne, insidieuse, aléatoire et résistante aux Lois. Mais leur colère est aussi un drame intime: celui de milliards d’Afro-descendants dans le monde. Quelle que soit leur condition, qu’ils soient d une communauté minoritaire appauvrie, reléguée et suspecte; qu’ils soient une force majoritaire et libre; qu’ils soient unis ou travaillés de divisions; qu ils forment nations ou tribus hostiles… Chacun se demande dans ce qu il a de plus intime : « suis-je assez Noir ? ».

C’est à dire assez solidaire, assez vigilant, assez conscient des séquelles contemporaines de l’esclavage, de l’apartheid ou du travail forcé. Et, vous mes petits-enfants, Florence et Nathanael aux yeux pers, Ayo, notre petit Yoruba blond, vous vous poserez la même question. Votre Afrique est restée pour le monde ce que les minorités afro-américaines sont restées pour les Amériques : l’envers et la négation du progrès des autres. « Serez-vous assez Noirs ? ». C est à dire assez rebelles, assez révoltés, assez fiers, assez confiants. N y aura-t-il pour toujours que nos musiques, nos âmes et nos arts comme uniques métaphores de nos grandeurs et de nos libertés ? Et moi, le « Sang-mêlé », né incolore, puis-je jouer tout seul mon destin; puis-je survivre seul et sans couleur quand tant de femmes, d’hommes et d’enfants sont prédestinés à l’inégalité et à la souffrance des destins volés ?

Banquier en France, j’ai bien réussi pour un Noir; Premier ministre en Afrique, j’ai bien réussi pour un Blanc

Longtemps j’ai cru qu’être noir ou blanc n’avait aucune réalité intime, que seules comptaient les barrières de classe, que les mérites républicains fabriquaient des vies réussies. Je me suis ému en son temps de la création d’une association représentative des Noirs de France. Comme si nous devions nous définir par le seul regard des autres, qu’il soit de sympathie, de désir ou de haine, et comme si nous devions nous accepter comme une minorité parce que nous étions « visibles »… Quel sens peut prendre une identité incarcérée dans la prison d’une couleur de peau ? Cette identité carcérale est tout spécialement insupportable aux métis qui font en permanence l’expérience déconcertante du racisme minoritaire mais universel. Banquier en France, j’ai bien réussi pour un Noir; Premier ministre en Afrique, j’ai bien réussi pour un Blanc … Aujourd’hui je crois que je comprends. Les jeunes générations manifestent pour dire l’invisibilité des couleurs et l’universalité des valeurs. Il n y a, dans une vie réussie, que ce qu’on fait pour effacer des haines avec du Droit et des libertés. Que les polices soient noires ou blanches, exactement comme leurs victimes, il n y a qu’un choix qui compte : celui de s’engager pour ceux qui n’ont pas le choix de leur destin. Valeurs contre couleurs, grandeur de l’invisible et misère du visible, marches de fierté et droit de s’indigner. Merci George, j’ai compris. »


Lionel Zinsou, Président de SouthBridge, President de Terra nova

 

Retrouvez l’article sur le site Financial Afrik.

Fathallah Oualalou : Chronique de confinement (Part. 3)

Par-delà la sidération  

Fathallah Oualalou

Senior fellow. PCNS.

Auteur de « La mondialisation et nous, le sud dans le grand chamboulement ».

La Croisée des Chemins.2020

La pandémie de Covid-19, par sa violence et sa soudaineté a plongé le monde dans un état de stupeur, de sidération. Et c’est précisément ce terme, sidération,  qui reviendra en boucle dès qu’il s’agira d’analyser les sentiments individuels et/ou collectifs face au traumatisme produit par la déferlante sur le monde du nouveau coronavirus.

Comment définir ce traumatisme planétaire ?

Pour les dictionnaires de langue française (Robert et Larousse), la sidération correspond à « un anéantissement soudain des fonctions vitales », se traduisant par « un état de mort apparente sous l’effet d’un choc émotionnel immense ». L’homme sidéré subit alors « l’influence funeste des astres ». Il est abasourdi, médusé, stupéfait.

Le même mot en anglais conduit au concept de rétrécissement (shrivelling) dans le sens de destruction et de mortification.

La traduction du mot en arabe par hallaa identifie ce terme, selon Lissan al Arab de Ibn Mandour, à l’état de l’homme abattu, angoissé. Ce dictionnaire se réfère ici au verset 19 de la sourat « Les voies de l’ascension » du noble Coran « L’homme a été créé très inquiet (instable). Quand le malheur le touche, il est abattu ».

Le Covid-19,  virus invisible, insaisissable, qui, parce que mortel,  a plongé le monde dans un état de sidération anxieuse, pousse les plus fragiles d’entre nous vers une peur paralysante (« Le virus est partout, je refuse de sortir, même pour faire des achats »), crainte qui se transforme en angoisse, voire en terreur irrationnelle et incontrôlable.

Ce sentiment inédit de la grande insécurité a été amplifié par les médias qui pointent les hôpitaux saturés, obligeant les pouvoirs publics partout dans le monde à imposer le confinement à plus de la moitié de la population mondiale pour freiner la propagation du virus.

L’angoisse extrême a unifié ainsi le comportement des humains dans leur quotidien. Une manifestation inédite de la mondialisation qui révèle, en même temps sa fragilité.

Avec le confinement, l’activité économique s’est arrêtée. Un arrêt décidé par des pouvoirs publics qui privilégient la sauvegarde des vies humaines. Et la crise sanitaire s’est doublée d’une crise économique également mondialisée. A l’origine d’une nouvelle sidération.

Le passage du sentiment de sidération d’un niveau individuel à un  niveau collectif a conduit les Etats à glorifier la mobilisation patriotique sur les deux fronts  de la santé et de l’économie. En France, l’utilisation du vocable « guerre » a été perçue comme un hommage au Général de Gaule, le libérateur d’une nation occupée, en état de choc, sidérée. Au Maroc, on a associé la mobilisation du pays contre la propagation du virus à un véritable jihad (le terme jihad devant être compris dans son sens juste et noble), combat pour l’éradication du virus mais aussi pour la relance de l’économie. Référence est faite ici au premier discours du roi Mohamed V à son retour d’exil en 1955, quand il a annoncé la construction d’un Maroc indépendant.

La sidération mondialisée a eu un impact sur les relations internationales. Elle a nourri les comportements violents chez tous ceux qui étaient enclins à développer des théories conspirationnistes et/ou complotistes, favorisant ainsi le développement de tensions nouvelles, sur les terrains biologiques ou bactériologiques,  entre les Etats-Unis et la Chine. Une guerre sanitaire est ainsi venue se surajouter à la guerre commerciale qui oppose ces deux pays. Dans beaucoup de parties du globe, cette approche semble favoriser la montée du populisme et du nationalisme abusif. Elle a contribué à amplifier la crise du multilatéralisme, quand le président Trump a déclaré sa détermination de quitter l’OMS, selon lui, inféodée à la Chine depuis que celle-ci a signalé le premier cas de contamination par le Covid-19.

L’irruption de la crise sanitaire en Chine  et le confinement des habitants de Wuhan ont entrainé la chute des valeurs boursières (elles se sont ressaisies depuis), comme au lendemain du 11 septembre 2001, de la crise de 2008, et surtout de celle, plus brutale, des hydrocarbures début mars 2020. Une vraie sidération, quand le cours de pétrole est devenu négatif dans les bourses des matières premières américaines.

L’angoisse a grandi quand l’épicentre de la pandémie s’est déplacé de Chine vers l’Europe, puis vers les Etats-Unis et le Brésil.

Dépasser la sidération

Quelles leçons tirer de ce désastre ? Car il est impératif pour l’avenir de l’humanité qu’elle garde en mémoire l’intensité de cette sidération.

Deux leçons. Première leçon : il a été démontré que la mondialisation de plus en plus avancée devient source d’incertitudes. Sa complexité reflète la grande vulnérabilité de l’homme et appelle à de nouveaux comportements sur le plan politique et économique en faveur de plus d’humilité, d’humanité et de solidarité.

La seconde leçon est en relation avec l’intensité de l’interdépendance entre les nations, leurs économies et leurs vécus pour le meilleur (les biens communs en termes de santé, progrès, croissance et équité) et pour le pire (pandémie, angoisse, arrogance, hégémonie et crises).

A la sortie de la crise sanitaire, le monde aura besoin de bâtir les fondements d’un réel  bien-être, et de tirer les leçons des trois chocs qui l’ont secoué depuis le début du siècle : le 11 septembre 2001, la grande récession de 2008-2014 et le Covid-19 en 2020. Il doit par ailleurs confirmer le consensus construit à Paris en 2015 sur la nécessité de combattre le réchauffement climatique.

Partout dans le monde, se poseront aux Etats deux grandes questions : comment financer la lutte contre toutes conséquences des crises sanitaire et économique et comment répondre à l’impact de cette nouvelle grande récession et ses manifestations en termes d’amplification du chômage et de gestion de la tendance à la baisse des salaires ?

A court terme, il est opportun d’organiser une grande concertation internationale menée par le G7 et le G20 en association avec la Banque mondiale et le FMI, mais aussi les instances de l’ONU pour garantir la présence des pays pauvres et en développement afin de trouver des solutions à l’endettement des Etats. Un endettement exceptionnel qui s’est imposé pour gérer deux crises sanitaire et économique et qui requiert donc des thérapeutiques exceptionnelles.

Le coût de l’endettement pour les Etats-Unis sera nul parce qu’ils peuvent se permettre de créer du dollar, monnaie hyper dominante. L’Europe est en train de mutualiser la gestion de sa dette dans le cadre de la création d’une nouvelle solidarité (le Commission européenne du 27 mai 2020 a  proposé de lever 750 milliards de dollars pour financer la relance). Dans tous les grands pays, les banques centrales sont en train de refinancer les dettes publiques dans une période caractérisée par un coût négatif des taux d’intérêt. La concertation internationale doit donc cibler le traitement des dettes accumulées par les pays pauvres et en développement, notamment en Afrique, pour leur permettre de réduire le coût de leurs dettes.

Contrairement à ce qui s’est passé au lendemain de la crise de 2008, le redressement de l’économie ne doit pas se fonder sur de simples programmes de relance. On n’a pas besoin aujourd’hui d’un retour quantitatif du keynésianisme comme cela a été le cas en 1930 et 1945. On a besoin d’un keynésianisme rénové avec du qualitatif pour combattre les dérives de la mondialisation en termes de financiarisation, de néo-libéralisme outrancier, de paradis fiscaux, de mauvaise répartition des richesses et d’exacerbation du réchauffement climatique  et … d’arrogance. On a besoin d’accorder plus d’intérêt à ce qui est le plus fondamental pour l’homme : sa santé, sa formation, avec plus d’équité et plus d’environnement. Quelque fois, l’utopie n’exclut pas le réalisme. C’est une opportunité pour la science économique d’introduire de nouveaux paradigmes dans l’économie politique pour qu’elle puisse dépasser l’hégémonie du PIB. A côté de l’efficience nécessaire, essence même de l’économie, il faut plus de solidarité et plus d’intérêt pour le long terme, c’est-à-dire pour l’avenir de la planète et de l’humanité.

Le PIB, c’est-à-dire l’exigence de la croissance est toujours nécessaire, notamment pour les pays les plus pauvres et les pays en développement. Sans prétendre le remplacer par un quelconque BIB (« B » pour « bonheur »), il faut modifier la base de son calcul pour y intégrer de nouveaux paramètres : le degré d’équité, c’est-à-dire la répartition de la richesse et des revenus, la capacité à couvrir les besoins fondamentaux de l’homme (santé, éducation et logement) et le besoin de respecter les règles environnementales et combattre le réchauffement climatique.

Le Maroc et la question de la relocalisation

Le post Covid-19 est une opportunité pour le Maroc qui doit s’imprégner des réflexions dans le débat autour du devenir de la mondialisation. Pour  la réappropriation des chaines de valeur mondiales, il y a un mouvement de retour vers  la régionalisation. La priorité sera désormais  accordée à la proximité dans le cadre de mouvements de relocalisation  pour permettre aux pays de se protéger  des risques de dépendance vis-à-vis des contrées lointaines. Le Maroc devra renégocier ses rapports avec la proximité, et exiger de l’Europe qu’elle s’ouvre sur de nouvelles  logiques de partenariat avec l’aire sud-méditerranéenne et africaine sur la base de la coproduction. Cela va d’ailleurs dans le sens des intérêts de  l’UE elle-même que de traiter la question de la relocalisation et de captage des chaines de valeur mondiales dans un cadre régional qui dépasse celui de la seule Europe. Le traitement du dossier de relocalisation industrielle par les Européens doit être en rapport avec celui du couple développement-immigration dans la  grande région afro-sud-méditerranéenne.

Dans cette approche, on ne peut que regretter l’absence d’un projet maghrébin, mais nous ne devons pas perdre espoir de  voir revivre ce Maghreb nécessaire. Avec l’Afrique et l’Europe, le Maroc doit participer à l’émergence d’un pôle attractif construit autour de la centralité de la Méditerranée pour contribuer à la dynamique d’une multipolarité équitable.

C’est la voie à suivre pour participer à faire sortir le monde de sa sidération.

 

(1er juin 2020)

Fathallah Oualalou : Chronique de confinement (Part. 2)

Fathallah Oualalou à la World Policy Conference

Mondialisation avancée et imprévisibilité  

Fathallah Oualalou

Senior fellow. Policy Center for the New South – PCNS.

Auteur de « La mondialisation et nous, le sud dans le grand chamboulement ».

La Croisée des Chemins.2020

 

Le XXIème siècle est celui du « stade suprême » de la mondialisation, avec toutes ses manifestations aux niveaux de la production, de l’échange, de la technologie et de la culture. Avec l’accélération de son avancée, la mondialisation est devenue de plus en plus « complexe » (Thierry de Mont Brial), et donc chargée « d’incertitudes » (Edgar Morin). L’imprévisibilité est ainsi devenue la marque de notre temps.

Depuis le début du siècle, et donc en à peine 20 ans, la planète a subi trois déstabilisations majeures que rien ne laissait présager.

A l’origine de la première représentée, il y a  un séisme géopolitique : les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, perpétrés contre des bâtiments symboliques de la puissance américaine. La seconde, la crise économique de 2008, a été déclenchée à partir du complexe financier de cette même Amérique. Et la troisième est l’actuelle, celle de 2020. Parti de Chine, Covid-19, virus jusque-là inconnu, s’est diffusé en quelques semaines sur le monde entier, entrainant une crise sanitaire sans précédent et une récession économique d’une ampleur inégalée.

La succession de ces trois cataclysmes qui ont déferlé, sans préavis, sur le monde a participé à réduire l’hégémonie absolue de l’Occident (Etats-Unis) à la faveur de la montée des pays asiatiques devenus plus efficients. Même si la redistribution des cartes a commencé dès les années 1990, le règne mondial de l’imprévisibilité a accéléré le changement des rapports de force entre les pôles géoéconomiques.

L’imprévisibilité serait-elle le produit de l’accélération de la globalisation dans un monde désormais « sans boussole » (RAMSES 2020) ?

Pourtant, les fondements de la gouvernance mondiale semblent avoir été bien construits au lendemain de la seconde guerre mondiale : sur le plan politique, par les deux superpuissances victorieuses (Etats-Unis, URSS) qui ont réussi à mettre en place les règles d’un multilatéralisme géré par l’ONU ; sur le plan économique, par les Etats-Unis et l’Occident qui ont créé des systèmes de régulation financière (FMI), économique (Banque mondiale) et commerciale (GATT, devenu OMC). Les peuples des pays colonisés qui luttaient pour leurs indépendances  s’étaient alors rassemblés autour du concept « tiers-monde » à partir de la Conférence de Bandung et 1955.

Tout semblait donc bien codifié. Et la bipolarisation stratégique, animée par les deux blocs, encadrait le fonctionnement du monde. Rien d’essentiel n’était imprévisible.

A la fin du XXème siècle, le monde a connu de grands bouleversements : dislocation – elle-même inattendue – du système soviétique, montée des économies émergentes (Chine notamment), enrichissement des pays pétroliers devenus rentiers. Ce qui a contribué à la disparition de l’unité, certes formelle, du tiers-monde.

Par ailleurs, dès 1973, l’accumulation aux Etats-Unis des déséquilibres budgétaires et des paiements extérieurs étaient les signes précurseurs d’un certain essoufflement de l’économie américaine face à la montée des économies japonaise et européenne. Mais, l’adhésion des USA  dans les années 1980 au paradigme néo-libéral et l’autodestruction de l’URSS en 1991 ont permis aux Américains de remonter au créneau, de consolider leur leadership économique et géopolitique et de s’imposer ainsi  comme une « hyperpuissance » (Védrine). Le monde  est devenu unipolaire pour deux décennies.

L’imprévisible, devenue une constante

Le 11 septembre 2001,  cataclysme inédit, est le révélateur de la montée d’une radicalité islamique et de la naissance d’une nouvelle conflictualité fondée sur des antagonismes identitaires et religieux. Cette réponse radicale prétendait protester contre l’hégémonie américaine, source d’humiliations (la question palestinienne) et d’exacerbation des asymétries dans le monde.

La crise économique de 2008 n’était pas non plus annoncée. Elle a cependant révélé les dérives de la mondialisation par la financiarisation abusive de l’activité économique et l’accentuation des inégalités sociales produites par la suprématie du néo-libéralisme.

La nouvelle crise de 2020 produite par la pandémie Covid-19, n’était pas non plus prévue. Elle a mis le monde à genou et a démontré l’infinie fragilité de l’Homme en cette phase avancée de la mondialisation. La crise sanitaire a imposé un confinement planétaire et conduit à la crise économique. Parce que née au cœur du plus important atelier de Chine (Wuhan), elle a brisé les chaines de valeur mondiales dès leur naissance et mis  l’économie mondiale à l’arrêt.

En deux décennies, les deux premières du XXIème siècle,  le règne de l’imprévisible s’est installé, révélant la fragilité de notre monde mondialisé mais incapable d’anticipation.

Une épreuve … stimulante

Parce qu’elle est énorme, cette troisième crise peut être stimulante et une bonne occasion pour inciter les grands acteurs à jeter les bases et construire progressivement un « nouvel ordre mondial », celui qui n’a été mis en place ni après la  disparition de l’URSS, ni après la crise économique de 2008. Un ordre nouveau n’implique non  seulement des changements dans le mode de gouvernance mondiale, mais aussi et surtout des refondations et des mutations pour y introduire de nouveaux centres d’intérêt : préservation de la vie, meilleur partage des ressources et sauvegarde de l’environnement.

La sortie de la crise actuelle constitue donc une opportunité et un moment de projection sur l’avenir pour en gérer à court terme les conséquences et, à partir de là, bâtir un monde nouveau.

Cela implique la gestion de certains arbitrages à travers l’interférence entre les enjeux et les défis avec idéalisme, certes, mais aussi réalisme.

La sortie de la crise sanitaire consacre au niveau de la politique économique un retour au keynésianisme comme cela a été le cas en 1930 et en 1945. Se pose alors la question de savoir comment relancer les économies et systèmes productifs tout en gérant un endettement en constante augmentation malgré le niveau particulièrement bas des taux d’intérêt directeurs. Si l’UE semble chercher une réponse  dans la mutualisation de l’endettement des pays membres dans le cadre d’une solidarité régionale, un véritable consensus sur le mode de remboursement des dettes qui accorderait  un intérêt particulier aux pays en développement et aux pays pauvres né d’une grande concertation internationale, pourrait être LA solution. Car partout dans le monde, le remboursement de leurs dettes mettra les Etats face à de grands dilemmes étant donné les difficultés d’accroitre la pression fiscale, de retourner à la pratique de la rigueur budgétaire ou encore de restructurer la dette. La reprise attendue de la consommation des ménages qui ont vu leur épargne – forcée et/ou de précaution – augmenter durant le confinement, contribuera certainement à celle  de l’économie. La concertation internationale devrait cibler la relance de l’économie, laquelle contribuerait à trouver une solution à l’endettement.

Le rebondissement de l’économie pourrait être au rendez-vous en 2021 si tous les pays réussissent leur déconfinement car cette crise, unique en son genre, est précisément  le produit du confinement.  Contrairement à la crise de 2008, elle n’est née ni d’un déséquilibre au niveau de l’offre (pas de choc de surproduction), ni de l’effondrement  de la demande. De plus, la situation des banques est aujourd’hui beaucoup plus saine qu’en 2009 et les taux d’intérêt directeurs se situent à un niveau particulièrement bas.

Certains systèmes politiques nationaux peuvent être tentés, à la sortie de la crise sanitaire, de revenir sur les pratiques démocratiques pour promouvoir plus de centralisation, d’introversion, de populisme, voire d’absolutisme. Car, comme le rappelle très justement Edgar Morin « l’épidémie est une aventure incertaine » qui permet le développement des forces du pire et du meilleur. Ainsi, la sortie de la crise sera un moment de choix entre le « bien » et le « mal ». La crise de 1929 a produit en Europe le fascisme qui a conduit à la seconde guerre mondiale. Celle de 2008 a encouragé la montée du populisme et de la violence et a favorisé plusieurs régressions sociales et culturelles. Par contre la seconde guerre mondiale a favorisé le pluralisme autant politique qu’économique en Occident et a contribué à mettre fin au pacte colonial.

Les questions posées durant la crise sanitaire vont-elles conduire à des révisions des choix en matière de politique économique pour tourner le dos à l’égoïsme, au court-termisme et à la recherche du seul profit, pour accorder plus d’intérêt aux besoins fondamentaux de l’homme (santé, éducation) et pour privilégier la lutte contre le réchauffement climatique et la réalisation de plus d’équité sociale ? Ou bien, assistera-t-on, quand le péril sera passé, au retour aux pratiques anciennes ?

Il est important de scruter l’évolution des rapports post-Covid-19 entre les Etats-Unis et la Chine, dominés par les péripéties de la guerre commerciale qui les oppose. L’administration américaine a, en effet, déclenché de nouvelles hostilités, en pointant la responsabilité de la Chine dans la propagation de l’épidémie à travers le monde. Les autorités chinoises, de leur côté, insistent sur la crédibilité de leur système sanitaire, sur ses succès et sa capacité à  juguler les effets de l’épidémie. Malgré cette tension,  les deux pays  ont affirmé leur volonté (8 mai 2020) à mettre en application le premier accord commercial (signé le 15 janvier 2020) pour atténuer le conflit qui les oppose. Les deux parties aux tissus productifs interdépendants ont tout intérêt à résoudre ce conflit et à participer à la relance de l’économie mondiale, sinistrée.

Le post-Covid-19 permettra aux pays qui ont démontré une grande cohérence dans la gestion de la crise sanitaire de prendre une avance dans la construction du monde de demain. C’est le cas en Asie de la Chine, de la Corée du sud, de Singapour et du Japon. C’est le cas de l’Allemagne et des pays de l’Europe du nord. L’UE elle-même semble avoir réussi à construire un front uni dans la recherche d’une mutualisation des dettes et la promotion dans la recherche scientifique et médicale. Dans ce cadre Macron et Merkel  ont proposé un plan de relance pour l’Europe de 500 milliards d’euros que  la Commission emprunterait sur les marchés financiers.

L’évolution des rapports de force dans le monde permettra certainement, après la crise, au pôle asiatique d’améliorer sa position, plus encore qu’après 2008. Ira-t-on vers plus de confrontations ou, au contraire, les grands acteurs au sein des G7 et G20 profiteront-ils de l’intensité de l’interdépendance entre leurs tissus productifs pour faire avancer la concertation nécessaire à la reprise économique ? Les membres permanents au Conseil de sécurité de l’ONU ne devront-ils pas ouvrir un dialogue pour permettre au monde de trouver une certaine sérénité et atténuer les conflits qui l’agitent (au Moyen-Orient, au sud de la Méditerranée et en Afrique) ? La gestion du dossier énergétique entre les grands pays producteurs de pétrole (USA, Russie, Arabie Saoudite) et les grandes compagnies mondiales ne doit-elle pas tenir compte de la nécessaire promotion de l’économie verte pour sauver l’environnement du réchauffement climatique ? Questions importantes, qui auront un impact sur les politiques publiques  à venir lesquelles devront  arbitrer entre le court et le long termes, les exigences sociales et économiques et les impératifs environnementaux.

Le monde a besoin d’une réelle sérénité, d’un nouvel ordre, d’une nouvelle cohérence et d’une refondation en termes de mode de gouvernance et de centres d’intérêt. Donc d’une grande concertation autour des questions : santé, économie, environnement. Il est ainsi nécessaire de redonner un nouveau souffle au multilatéralisme, déstabilisé par les conséquences de la crise de 2008 (protectionnisme, montée des égoïsmes, populisme), mais aussi par les changements dans les rapports de force (montée de la Chine) et par la négation de l’exacerbation des inégalités et des injustices politiques (la question palestinienne). Cela implique que toutes les parties reconnaissent que le monde de demain doit devenir multipolaire. Son fonctionnement doit tenir compte de l’apport de tous les pays, de toutes les grandes cultures et de toutes les civilisations. Un monde de partage, de solidarité et d’équilibre, un monde plus apaisé donc,  capable d’anticiper et de maitriser l’imprévu.

Bien sûr, l’avancée de l’approche de coopération n’interdira pas la compétition. Le monde de demain sera écrit par ceux qui domineront le big data, le numérique et l’intelligence artificielle. Le confinement a donné d’ailleurs un élan formidable à la digitalisation. Et les grandes compagnies américaines (GAFAM) et chinoises (BATHX) sortiront encore plus fortes de l’épreuve Covid-19.

C’est grâce à la technologie que la mondialisation restera actuelle. Il n’y aura pas de mouvement de démondialisation. Le stade avancé des progrès technologiques et les interdépendances entre les complexes productifs interdiront tout retour en arrière. Mais il est important et aujourd’hui opportun de commencer à corriger cette mondialisation.

L’Afrique au cœur de la refondation

Parmi les leçons à tirer de la crise sanitaire, il y a le besoin des pays à réduire leur dépendance  vis-à-vis du lointain. La régionalisation aura tendance à s’affirmer et à s’approprier les chaines de valeur. C’est l’occasion pour l’Europe de s’ouvrir sur sa proximité sud-méditerranéenne et africaine pour construire avec elle un pôle nouveau autour de la centralité de la Méditerranée.

L’Afrique constitue une opportunité et non un handicap pour un monde en refondation. Elle n’a pas été durement affectée par la pandémie. C’est heureux, sa fragilité structurelle ne lui aurait pas permis d’en bien gérer les effets. Elle n’en a pas moins subi les conséquences de la récession mondiale, de la baisse de la demande de matières premières et d’hydrocarbures et de la chute des revenus des migrants et du tourisme.

Depuis le début du siècle, l’Afrique est devenue l’objet de convoitises de la part des grandes puissances économiques et de la Chine, grande importatrice des matières premières, son principal partenaire commercial. Elle remplit dorénavant le rôle de relai dans la stratégie chinoise « la route et la ceinture » dans son cheminement maritime vers l’Europe.

La problématique du sous-développement du continent, produit de la mondialisation, prend au XXIème siècle un aspect particulier du fait du dynamisme démographique qu’il connait. Durant ce siècle, l’Afrique sera le seul continent  dont la population continuera d’augmenter pour atteindre, selon les démographes, 40% de la population mondiale en 2100. Cette croissance démographique est un grand défi à la fois pour les pays africains eux-mêmes et pour le monde en raison de ses conséquences en termes d’urbanisation et d’exacerbation de la pauvreté et de la pression sur les flux migratoires. Mais, elle est porteuse d’espoir et d’atouts parce qu’elle pourrait se traduire par l’élargissement de la sphère des classes moyennes et le développement d’opportunités pour les Africains de s’approprier les outils de la nouvelles révolution technologique.

L’après Covid-19 pose le problème à court terme de l’endettement des pays africains qui ne peut être résolu que dans la cadre d’une concertation internationale entre les pourvoyeurs occidentaux et chinois de financements extérieurs (le G20 a recommandé la suspension du remboursement des services de la dette pour une année). A moyen terme, l’Afrique doit améliorer ses performances dans le domaine agricole, l’élargissement de ses marchés domestiques, la mise en place de la zone de libre-échange continentale, la promotion de l’électrification et la réalisation de grands progrès en matière de formation. Tout cela ne peut se faire sans progrès réel dans la gouvernance politique des pays. Le challenge essentiel est d’arriver à diversifier les tissus productifs dans toutes les régions du continent pour lui permettre de mieux négocier sa position dans les chaines de valeur mondiales.

Pour une refondation réussie de la mondialisation, l’Afrique doit être au cœur des nouveaux centres d’intérêt des politiques publiques : santé, équité, environnement. Elle saura alors démontrer sa capacité à maitriser ses rapports avec toutes les grandes puissances et à construire, dans la cadre de la multipolarité future et dans une approche de régionalisation avec l’Europe voisine, une zone de coproduction et une verticale Afrique-Europe avec un nouveau centre de rayonnement : le Méditerranée.

Le Maroc, qui appartient à cette aire afro-euro-méditerranéenne aura certainement à être actif dans cette approche régionale

(mai 2020)

Enrico Letta : L’Union européenne doit « coordonner l’ouverture des frontières entre les différents pays »

Enrico Letta, président de l’Institut Jacques Delors, cercle de réflexion européen, regrette l' »Europe bashing » et appelle à combler le manque de solidarité entre membres.

L’Union européenne doit « coordonner l’ouverture des frontières entre les différents pays », a plaidé dimanche 17 mai sur franceinfo Enrico Letta, ancien président du Conseil italien et président de l’Institut Jacques Delors, cercle de réflexion européen. Cette semaine, plusieurs États ont pris des mesures opposées. L’Espagne a imposé une quarantaine à tous les arrivants de l’étranger, alors que l’Italie a annoncé qu’elle allait ouvrir ses frontières aux touristes européens dès le 3 juin.

« Le problème, c’est que les États membres ne veulent pas céder leurs compétences à l’Europe sur des sujets sur lesquels ils pensent avoir plus de capacités à agir tout seul », a estimé Enrico Letta, regrettant l’« Europe bashing » et critiquant ceux qui « s’attaquent à l’Europe parce qu’elle ne fait pas si ou ça ».

Enrico Letta a rappelé que la santé n’était « pas une compétence européenne » et que « dans le passé, les États membres n’ont pas voulu céder la santé à l’Europe »« Donc, aujourd’hui, on trouve la contradiction sur ce sujet et je pense qu’une bonne coordination serait mieux. On ne peut pas passer l’été avec cette asymétrie« , a-t-il prévenu.

« La possibilité pour l’Europe de devenir adulte »

Pour pallier le manque de « solidarité entre les États pendant la crise », Enrico Letta a estimé qu’il était « très important que le couple franco-allemand soit capable d’arbitrer ». La réponse européenne sera présentée le 27 mai et l’ancien président du Conseil italien a dit souhaiter qu’elle soit « complète et capable de bloquer la récession. C’est vraiment la possibilité pour l’Europe de devenir adulte ».

« Une partie importante de la réponse doit être sur le social, le sanitaire, le chômage, sur les hôpitaux. Il faut que les gens voient que l’Europe s’intéresse à des questions qui sont centrales dans nos vies. Ça, c’est le premier début d’un changement d’Europe pour le futur », a souligné Enrico Letta.

LE DÉCONFINEMENT : QUELQUES ENJEUX

Thierry_de_Montbrial_wpc2019

Chers amis,

Après ma première lettre il y a un mois (une éternité !), je reviens vers vous, sous la forme de quelques remarques concises.

  1. Point n’est nécessairement besoin de recourir aux livres sacrés pour affirmer que l’actuelle pandémie remet l’homme en général, occidental en particulier, face à son penchant vers l’hubris. L’orgueil se heurtera toujours à la complexité de la nature qui dépasse et déjoue celle des œuvres humaines. J’espère que les apprentis sorciers, comme certains idéologues de l’« intelligence » artificielle, y trouveront matière à réflexion.
  2. Certains m’ont reproché d’avoir dénoncé l’incurie des gouvernants face au surgissement du Covid19, parce que selon eux celui-ci était « imprévisible ». Encore faut-il s’entendre sur la notion de prévision. En 2015, Bill Gates avait solennellement tiré la sonnette d’alarme, en affirmant que le monde était beaucoup plus menacé par les virus que par les armes nucléaires. Bien d’autres personnalités moins célèbres avaient multiplié les avertissements de ce genre.
    Plus un phénomène est complexe, plus il est difficile de dater l’apparition des « cygnes noirs » même identifiés. C’est la vraie difficulté, à la limite insurmontable. Dans ma lettre du 30 mars, je faisais allusion à l’avènement d’une pandémie numérique. On peut tenir un tel événement pour certain, tout en s’avouant incapable de prédire quand et comment il pourrait survenir. Il faut cependant s’y préparer.
  3. Les Etats, dont la responsabilité première est de protéger leurs ressortissants, doivent donc entretenir des capacités d’action face aux catastrophes prévisibles mais non datables. Or, les choix publics dépendent au moins autant de la culture des sociétés vis-à-vis du risque que de la qualité de leurs bureaucraties et de celles de leurs dirigeants du moment. De ce point de vue, la comparaison entre l’Allemagne et la France au cours des premières semaines de l’actuelle pandémie est à l’avantage de la première, alors que les deux pays dépensent en gros les mêmes montants pour leurs systèmes de santé. L’impréparation américaine est particulièrement troublante. En Asie, la situation est différente en raison de la fréquence des épidémies.
  4. Quand on parle de choix publics en ces matières, il faut en principe distinguer entre la prévention et la réaction puis l’adaptation, tant au niveau national qu’international. En réalité, prévention et réaction ou adaptation sont liées, car moins on s’est préparé à une catastrophe ex-ante, plus la réaction et l’adaptation sont coûteuses ex-post. Trop souvent engluées dans l’immédiat, les sociétés tendent à refuser le coût public de la prévention. Ceci est vrai dans tous les domaines.
    Face à la vitesse de cette pandémie qui les a pris au dépourvu, les dirigeants occidentaux ont d’abord fait le choix, avec les moyens du bord, de sauver le maximum des patients les plus sévèrement atteints par le coronavirus, en s’interdisant même de soulever la question des conséquences économiques et sociales des mesures prises à cet effet. On ne peut pas les en blâmer.Ainsi en France, estime-t-on aujourd’hui que, sans le confinement, le nombre de morts pourrait être une dizaine de fois plus élevé, et donc de l’ordre de 200.000. Mais en face de ce genre de chiffre, passé le temps de la sidération – elle-même la conséquence de l’impréparation – on est bien obligé, partout dans le monde, de raisonner de manière plus large. Impossible par exemple d’ignorer les ravages qu’une baisse aussi brutale de l’activité économique mondiale, ou encore le confinement de centaines de millions de pauvres sur les cinq continents, commencent à provoquer. Les famines et la recrudescence d’autres maladies menacent. Il est à craindre qu’in fine le nombre des victimes de la pandémie soit d’un ou plusieurs ordres de grandeur supérieur à celui des décès directement dus au coronavirus.
  5. Sur le plan médical proprement dit, l’essentiel dans l’immédiat est de donner aux médecins et aux chercheurs les moyens d’accomplir le mieux possible toute la gamme de leurs missions. Mais le débat sur le déconfinement dépasse de beaucoup celui qui se joue entre les experts médicaux, lesquels, vus sous l’angle de l’anthropologie, forment une tribu parmi d’autres. Entrer dans une phase du déconfinement, c’est aborder la question des choix publics avec des arbitrages incluant des intérêts précédemment mis entre parenthèses. Qu’on le veuille ou non, les gouvernements sont condamnés au calcul économique et social.
  6. Les principaux enjeux sont internationaux. Certes, les premières semaines de la crise, à côté de comportements admirables, ont exacerbé les passions, les tensions, la panique, l’hystérie, le chacun pour soi, la recherche de boucs émissaires ou l’exploitation de la situation à fin de propagande. Mais la forme d’interdépendance qu’on appelle mondialisation ou globalisation est actuellement un fait. A court–moyen terme, aucun pays ne pourra se relancer tout seul. En particulier, ni la Chine, ni les Etats-Unis. En Europe, aussi supérieure qu’elle semble aujourd’hui, l’Allemagne a besoin de la France comme des pays du sud, et réciproquement. Les pays dont les structures étatiques sont faibles, comme beaucoup en Afrique notamment, ont besoin de l’aide des pays mieux pourvus. Le temps n’est pas à la guerre idéologique, mais à la coopération dans l’intérêt de tous, pour parvenir rapidement à une balance raisonnable entre les impératifs sanitaires et ceux du redémarrage de l’économie, en attendant les médicaments et les vaccins.
  7. L’avenir à moyen-long terme de la mondialisation se présente de la façon suivante. Les arguments des économistes en faveur du libre mouvement des biens et services ou des capitaux, ou encore des personnes, sont bien connus. A certaines conditions, ils conservent leur pertinence. La principales de ces conditions est le renforcement de la coopération internationale. Ceci nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire la complexité. Plus les interdépendances sont complexes, plus la coopération et donc la coordination à court, moyen et long terme sont nécessaires. Les grandes crises financières, comme celles de la fin des années 1990 et de 2007 – 2010, sont issues d’un défaut d’anticipation et de coopération. Cela est aussi vrai dans l’ordre géopolitique (je pense aux dérapages du « printemps arabe ») ou naturellement dans le cas de l’actuelle pandémie.La prise en compte du long terme dans la coopération internationale implique des institutions fortes et bien dirigées, comme c’est encore le cas de Fonds Monétaire International dans l’ordre financier. La plupart, comme l’Organisation Mondiale de la Santé, ont besoin de profondes réformes. Or, le système international actuel est de plus en plus hétérogène idéologiquement. La défiance, le repli sur soi, la dissimulation, dominent à tous les niveaux. Le monde est radicalement dépourvu de leader. Si une telle situation perdure, les crises se multiplieront à différentes échelles, et le retour au protectionnisme, à une interprétation abusive de la notion de « bien stratégique », à une vision trop sécuritaire de chaînes de production ou d’approvisionnement, et en fin de compte au populisme, s’accentuera.
  8. Je conclurai sur l’Europe, en rappelant d’abord que l’Ifri avait choisi comme fil conducteur pour son 40e anniversaire, le thème de l’avenir de l’Union européenne face à la compétition sino-américaine. Ce thème me paraît plus pertinent que jamais. Depuis un an, on voit l’Allemagne se résigner à commencer à envisager que la relation transatlantique puisse avoir structurellement changé de nature. Au-delà d’une éventuelle élection de Joe Biden. L’Alliance atlantique ne sera plus jamais ce qu’elle fut pendant la guerre froide. Dans le même temps, les Allemands comme les Français se sont mis à regarder la Chine différemment. Ils ressentent désormais la nécessité de s’en protéger. La France et l’Allemagne restent, comme elles l’ont toujours été, le pilier de la construction européenne. Les deux pays savent, comme d’ailleurs les autres membres de l’Union quoiqu’ils en disent, que seule cette Union fera la force de ses membres dans le monde à venir. Les conseils européens sont rarement spectaculaires. Mais celui de la semaine dernière, virtuel, a montré une fois de plus que, malgré les craintes, l’Europe avance dans les crises les plus graves. L’enjeu géopolitique est immense. Dans l’immédiat, il s’agit de prouver que « Bruxelles » peut surmonter les deux grands défis du moment : l’efficacité et la démocratie.

Avec mes remerciements pour votre attention, chers amis, et tous mes vœux pour votre santé et celle de vos proches.

Thierry de Montbrial

Président et fondateur de la WPC
Président et fondateur de l’Ifri

28 avril 2020

LE COVID 19 : LE PRIX DE L’INCURIE

Chers amis,

Il n’est pas facile de prendre du recul par rapport à une bataille qui se livre sur le terrain le plus intime pour chacun d’entre nous, et n’a pas encore atteint son point culminant. Je ne veux cependant pas attendre pour vous livrer quelques réflexions sur la pandémie du Covid 19, mais surtout sur son contexte.

En relisant certaines des « Perspectives » que je rédige chaque année depuis près de 40 ans en introduction au rapport RAMSES de l’Ifri, je retrouve cette observation, en date du 15 juillet 2008 : « On ne peut afficher aujourd’hui qu’une certitude : sans une adaptation drastique et rapide de la gouvernance planétaire, de grands drames mondiaux redeviennent possibles et même probables ». C’est pour cette raison que je me suis lancé dans l’aventure de la World Policy Conference, dont la première édition s’est tenue à Evian les 6 – 8 octobre 2008, au lendemain de la faillite de Lehmann Brothers. Aujourd’hui comme à l’époque, je considère que le XXIe siècle a commencé cette année-là.

Pourquoi ? Parce que, avec le triomphe de l’idéologie de la « mondialisation libérale » et l’essor du numérique, la complexité des relations internationales a explosé, en même temps que les frontières devenaient des parois semi-perméables. Au profit – au moins temporairement – des Etats les plus forts, à commencer par les Etats-Unis, ou des entreprises mondiales qui se considèrent au-dessus des Etats. Le propre d’un système complexe, c’est l’impossibilité de l’expliquer complètement, et donc a fortiori de le maîtriser. La complexité débouche sur l’incertitude radicale. 2008 est l’année où le spectre d’une grande dépression a ressurgi, alors que maints prix Nobel d’économie considéraient cette science comme suffisamment aboutie pour interdire tout retour à pareil fléau. Alors que les dommages de la crise financière n’ont pas été complètement réparés, la pandémie du Covid 19 rouvre la perspective d’une catastrophe économique durable. Les banquiers centraux ne mettent plus de limite à la quantité de monnaie, en n’ayant aucune idée des conséquences secondes ou troisièmes de leurs actes. Le bon sens suggère, comme le dit Laurence Boone (la cheffe économiste de l’OCDE), qu’« il faut tout faire pour que la machine ne casse pas, mais tourne au ralenti, pour pouvoir repartir le plus rapidement possible ». Mais si on la laisse se casser, quels que soient les milliers de milliards de dollars, ce sera une autre histoire.

Depuis 2008, les effets de la complexité n’ont cessé de se manifester dans tous les domaines. Je passe sur la géopolitique classique, comme au Moyen-Orient ou en Asie de l’Est. Dans le domaine du climat, on comprend de mieux en mieux sur le plan scientifique les causes et les effets du réchauffement. Mais au niveau de l’action, c’est le règne de l’impuissance. Les incendies qui ont récemment ravagé la Californie, le Brésil ou l’Australie sont un avertissement de plus. Qu’en font les « décideurs » ?

L’ampleur de la pandémie du Covid 19 est sidérante, comme la faillite de la coopération internationale qu’elle révèle au grand jour. Ce n’est pas que la perspective de ce genre de calamité n’ait pas été envisagée. Ce sujet était débattu dans de nombreuses conférences internationales de caractère politique. Mais, sauf rares exceptions, les gouvernants subissent le présent plutôt qu’ils ne préparent l’avenir. Même ceux qui invoquent constamment le « principe de précaution », mais en restant sous l’influence des idéologies ou des lobbies. La plus grande pandémie du XXe siècle fut la « grippe espagnole ». Mal nommée d’ailleurs, car le virus était aussi américain que celui du Covid 19 est chinois. Elle a causé deux fois plus de morts que la Première Guerre mondiale. La mémoire collective aurait mieux fait d’en garder le terrifiant souvenir. Au cours des 10 dernières années, diverses épidémies, comme en Asie en 2003 (SARS), en Grande-Bretagne en 2009 (grippe porcine) ou en Afrique de l’Ouest en 2014 (Ebola). Sur le plan économique, on estime à 40 milliards de dollars le coût du SARS, une épidémie considérablement plus limitée que celle de l’actuel coronavirus. Avec tous ces précédents et tant d’avertissements, le désastre actuel est la manifestation la plus flagrante de l’incurie de la politique sanitaire des Etats et de la gouvernance mondiale au cours des dernières décennies.

Cette incurie est bien celle des principaux acteurs du système international, et d’abord des Etats-Unis, de la Chine et de l’Union européenne. Notre Europe, en particulier, se montre incapable de définir et de défendre les intérêts communs de ses membres, incapable a fortiori de peser dans les affaires du monde.

Si le populisme s’est autant répandu dans le monde occidental, au dépens de la démocratie, c’est que les démocraties n’ont pas su organiser la mondialisation. Le populisme est toujours le grand bénéficiaire de l’inefficacité. Sans réaction vertueuse, principalement aux Etats-Unis et en Europe, le populisme progressera, et les régimes autoritaires auront le champ libre pour prospérer et rétablir des barrières. Ou pour faire la guerre. Et si, comme il est possible, il apparaissait que les régimes autoritaires n’étaient pas plus efficaces que les démocraties dans l’actuelle pandémie, ce ne serait pas nécessairement à l’avantage de la liberté et de la paix.

Le grand sujet des prochaines années et décennies n’est pourtant pas de mettre un terme à la mondialisation. Mais pour que celle-ci ne se brise pas sur d’autres pandémies sanitaires ou peut être numériques (imagine-t-on une pandémie numérique à l’ère de l’intelligence artificielle ?), les Etats doivent se concentrer sur leur responsabilité première, qui est d’assurer la sécurité au sens large de leurs citoyens. La défense et donc les forces armées, la santé, la technologie, la monnaie sont au cœur de la sécurité. Et donc de la paix. Face à la rivalité sino-américaine, l’Union européenne est plus nécessaire que jamais, mais elle n’a pas de leader. En tous cas, les rares candidats au leadership n’ont pas de suiveurs. En pleine pandémie, Ursula von der Leyen se vante de l’ouverture de négociations pour l’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord, mais elle ne voit pas que toute perspective d’élargissement est dérisoire quand la maison brûle. C’est à la sécurité de l’Union qu’elle-même, le président du Conseil européen Charles Michel et le Parlement européen doivent consacrer toute leur énergie.

Quant à l’Alliance atlantique, elle est dans l’état de mort cérébrale que déplore Emmanuel Macron. On pourrait cependant imaginer sa renaissance, avec une conception extensive de la sécurité, certes autour d’intérêts géopolitiques identifiés en commun avec ses membres, mais aussi des problématiques de climat, de santé ou de numérique. Une telle initiative devrait venir de l’Europe. Une alliance ainsi redéfinie pèserait lourd face aux démocraties illibérales. Pareil projet est difficilement imaginable avec Donald Trump, mais il faut d’autant moins désespérer de l’Amérique que, sans elle, la dérive des continents se poursuivra inéluctablement. Dérive des continents les uns par rapport aux autres. Dérives à l’intérieur de chacun.

A court terme, les questions majeures pour vaincre la pandémie du Covid 19 sont d’ordre logistique et médical. On est stupéfait du délabrement des systèmes de santé, même dans un pays comme la France qui, à force de redistribuer les revenus, bat tous les records en matière de dépenses publiques, mais peine de plus en plus à assurer ses fonctions régaliennes traditionnelles et renonce sans contrepartie à des pans entiers de sa souveraineté. On est stupéfait des pénuries de matériels et de médicaments. Stupéfait une fois de plus de la faillite du principe de précaution, et en fait de tant de pusillanimité, face par exemple à des solutions thérapeutiques proposées par des médecins éminents, comme si l’on refusait de lancer une bouée à une personne en train de se noyer, sous prétexte que la procédure d’homologation de cette bouée n’est pas achevée.

Le jour venu, il faudra résister à la tentation du lâche soulagement et de l’oubli. Au niveau international, puissent les semaines à venir faire émerger de nouvelles solidarités sur lesquelles, après la victoire, rebondir avec une vision profondément repensée d’un inévitable multilatéralisme.

J’en reste là pour aujourd’hui et vous assure de mes pensées les plus chaleureuses.

Thierry de Montbrial

Président et fondateur de la WPC
Président et fondateur de l’Ifri

30 mars 2020

Renaud Girard: «Wuhan, il faut une enquête internationale!»

CHRONIQUE – L’Australie a demandé d’enquêter sur les circonstances de la naissance en novembre dernier du Covid-19, sous le parrainage de l’OMS.

À un désastre international doit répondre une enquête internationale. C’est une assertion de bon sens. Pourtant, le Parti communiste chinois (PCC) ne semble pas vouloir l’accepter. À une demande d’enquête internationale sous parrainage de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), formulée par le gouvernement australien, l’ambassadeur de Chine à Canberra a répondu non. Qui plus est, il a esquissé la menace d’un boycott par les Chinois de l’Australie (notamment de ses universités et de ses lieux touristiques), si le gouvernement australien poursuivait son idée.

On ne connaît en effet pas grand-chose des circonstances de la naissance à Wuhan, en novembre 2019, d’une nouvelle maladie, le Covid-19, bientôt transformée en pandémie. Comment s’est opérée la transmission à l’homme, après légère mutation, de certains coronavirus d’origine animale? Selon une étude publiée, à la fin du mois de mars 2020, par la très sérieuse revue scientifique Nature, le virus qui infecte actuellement la planète entière, (…)

Carl Bildt: “The virus is attacking an incoherent, deglobalized world”

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The New York Times, April 24, 2020

Despotism and Democracy in the Age of the Virus

The battle for humanity and solidarity in the post-American world.

By Opinion Columnist

The first major crisis of the post-American world is ugly and is going to get worse. A pandemic required a pan-planet reaction. Instead it found Pangloss in the White House blowing smoke and insisting, as disaster loomed, that it was still the best of all possible worlds in America.

“There’s not been even a hint of an aspiration of American leadership,” Carl Bildt, the former Swedish prime minister, told me. “That is fundamentally new.”

It is. The world’s American reference point has vanished. The prize for greatest disappearing act of the coronavirus crisis goes to Mike Pompeo, the American secretary of state.

Into the global vacuum has stepped, well, nobody. No amount of flag-waving Chinese officials disembarking from planes onto European soil with offers of masks and ventilators can obscure the fact that all this began with a biological Chernobyl in Wuhan, covered up for weeks as a result of the terror that is the currency of dictatorships.

The Asian powers that have emerged best from this disaster are the medium-size democracies of South Korea and Taiwan. The great competition of despots and democrats for the upper hand in the 21st century is still open.

The Great Depression that began in 1929 produced two distinct results on either side of the Atlantic. In the United States, it led, beginning in 1933, to Roosevelt’s New Deal. In Europe, it led to Hitler’s rise to power in the same year, the spread of fascism, and eventually devastation on an unimaginable scale.

This time, as the coronavirus stops production and leaves more than 26 million Americans newly unemployed while in Europe it causes salaries to be “nationalized,” in the words of Emmanuel Macron, the French president, the effects of an economic collapse not seen in almost a century may be flipped.

Donald Trump’s United States, which the German magazine Der Spiegel now calls “the American patient,” is ripe for an authoritarian lurch.

Awash in Trump’s lies, battered by the virus, buried in incompetence, lacerated by division and ruled by a lunatic unbound, the country approaches an election in November whose theft, subversion or postponement are credible scenarios. Nothing in Trump’s psyche allows him to conceive of defeat, his family’s prospects out of power are dim and crisis is the perfect pretext for a power grab. War — and this pandemic has similarities to one — fosters “executive aggrandizement,” as James Madison warned.

Trump embodies the personal and societal collapse he is so skilled in exploiting. Insult the press. Discredit independent judges. Remove the checks. Upend the balances. Abolish truth. Pocket the system step by step. Mainline Lysol. Dictatorship 101.

Europe is a different story. Its division between the prosperous north and the poorer south sharpened by the pandemic, and its fracture line between the democracies of Western Europe and the illiberal or authoritarian systems of Poland and Hungary further exposed, the continent faces a severe test of its capacity for unity and solidarity. It has underperformed, but I would not write it off.

The initial European reaction to the pandemic was weak — Lombardy will not soon forget its abandonment — and the European Union’s response to the March 30 assertion of near-total autocratic power by the Hungarian leader, Viktor Orban, was pathetic, equivalent to appeasement.

For the Union to commit to providing billions of dollars in aid to Hungary through the Corona Response Investment Initiative on the very day Orban began ruling by decree for an indefinite period was “mad, bad and dangerous,” as Jacques Rupnik, a French political scientist, told me. Orban is a politician Trump admires.

But in Angela Merkel, the German chancellor, Europe has again discovered a leader inspiring in her candor and sanity and steadiness. Cometh the hour, cometh the woman.

European societies, with their buffering welfare states that are covering the wages of laid-off workers and providing universal health care, are better prepared than the United States for a disaster on this scale. Governments and the European Central Bank have now mobilized massive resources.

Macron, in an interview with The Financial Times, has made the argument that the virus should ultimately reinforce multilateralism and herald the return of the “human” over the “economic” — or, roughly interpreted, European solidarity over American unfettered capitalism.

Certainly, the underpaid first responders, garbage collectors, farm workers, truckers, supermarket cashiers, delivery people and the rest who have kept people alive and fed while the affluent took to the hills or the beaches have delivered a powerful lesson in the need for greater equity and a different form of globalization. People suffocate from Covid-19. They may also suffocate one day, as Macron pointed out, from an overheated, overexploited planet. Whether the lesson will be heeded through a radical rebalancing, both personal and corporate, is another story.

What is clear is that if the European Union does not stand up for liberal democratic values, those values will be orphaned in the menacing world of Trump, Putin and Xi Jinping.

I said the great 21st century democracy-dictatorship battle is far from over. Emergencies serve autocrats but can also demonstrate the failings of their systems and provoke radical rethinking.

The pivotal date in the struggle is now Nov. 3. If Trump wins, assuming the election is held, and Pangloss continues his assault on truth, the Merkel-Macron democratic camp will struggle. If Joe Biden, the presumptive Democratic nominee, wins, the United States will not recover an American-led world, because that world is gone forever, but the return of American decency and principle will make an enormous difference. To begin with, autocrats will no longer have an American carte blanche.

“The virus is attacking an incoherent, deglobalized world,” Bildt said. “And as long as that is the case, the virus wins.”

Read the article on The New York Times.

Christian Bréchot : « Une stratégie de déconfinement basée sur des tests n’évaluant pas les anticorps neutralisants doit être prudente »

Christian Bréchot (virologue): « Une stratégie de déconfinement basée sur des tests n’évaluant pas les anticorps neutralisants doit être prudente »

Le virologue et président du Global Virus Network Christian Bréchot, invité ce samedi de BFMTV, a estimé qu' »une stratégie de déconfinement basée sur des tests n’évaluant pas les anticorps neutralisants doit être prudente ».

Visionner son interview sur BFMTV.

Hubert Védrine : « Le moment venu, il faudra une évaluation générale des politiques menées »

Public Sénat, le 21 avril 2020

Un jour, un regard sur la crise du Covid-19. Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire. Aujourd’hui, le regard de… Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères. Pour lui, cette crise n’a fait que confirmer le pouvoir gigantesque de la Chine et les problèmes internes au fonctionnement de nos démocraties. Pas de doute, il faudra une évaluation générale et s’interroger sur un manque de prévisibilité.

Emmanuel Macron dans une interview au Financial Times dit craindre une perte de confiance dans la démocratie et que la crise renforce le pouvoir des autocrates et des populistes. Jean-Yves Le Drian nous dit dans Le Monde : « Ma crainte, c’est que le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire. » Partagez-vous ces craintes ?

Je pense qu’il y a un vrai problème des démocraties depuis un certain temps, bien avant le coronavirus, qui est un problème de légitimité et d’efficacité. Tant que les démocraties n’avaient pas de concurrents, l’idée que la seule perspective historique c’était d’avancer dans ce sens en corrigeant les défauts des démocraties, était une idée centrale, presque exclusive. A partir du moment où il y a eu la mondialisation à outrance, et je distingue dans l’histoire de la mondialisation plusieurs périodes, là je parle de la globalisation sino-américaine des quarante dernières années, à partir du moment où il y a eu ce deal, c’est-à-dire qu’en gros les Occidentaux ont transféré l’essentiel du système productif en Chine, en raison des bas salaires, on a vu le décrochage des classes populaires et on a vu des classes moyennes en Occident se dire « finalement cette mondialisation ne nous rapporte rien ». On a eu le même décrochage sur l’idée européenne. Donc je pense que les systèmes démocratiques étaient déjà sourdement contestés dans les orientations globales qui avaient été prises. Deuxièmement, les démocraties modernes fondées sur la vieille idée de la démocratie représentative sont de plus en plus contestées à la faveur d’une démocratie plus directe, plus instantanée. Tout cela étant attisé par le monde numérique, par l’information continue, etc… C’est donc très compliqué de gouverner les démocraties modernes. Il y a cette pulsion de la démocratie directe qui est potentiellement incohérente voire dictatoriale, mais cela date d’avant le virus. Et le grand défi pour les démocraties, avant même la concurrence chinoise, c’est de démontrer qu’elles sont toujours aussi légitimes et toujours aussi efficaces. C’est très bien de développer la démocratie participative à tous les niveaux tout le temps, mais il faut bien qu’à la fin des fins quelqu’un décide quelque chose.

Donc, vous craignez vous aussi que cette crise « profite » aux pouvoirs populistes ?

Mais les populistes, c’est un sous-produit ! Moi je pense par exemple qu’il n’y a aucun lien avec les années 1930, cela n’a rien à voir ! Je ne me sers jamais des mots qui sont des réminiscences pavloviennes, « années noires » et tous ces trucs. Il y avait un vrai problème avant et en effet, l’affaire du virus et le poids de la Chine, c’est pour les spécialistes une confirmation pas une révélation. Cela confirme un vrai défi mais c’est un défi que nous aurions même si la Chine « roulait moins des mécaniques » et même si on n’avait pas eu besoin des masques chinois. Donc Oui : il y a un vrai problème mais il faut bien le poser. On n’a pas brusquement une Chine qui nous agresse de façon très pénible par ses déclarations, c’est un problème interne au fonctionnement des démocraties.

Depuis le début de cette crise Emmanuel Macron ne cesse de brandir la carte européenne quand d’autres en Europe jouent celle du « chacun pour soi » ou déconfinent en ordre dispersé… Cette crise est-elle un échec pour l’Europe ?

Non ! L’Europe n’a aucune compétence en matière sanitaire. Moi j’ai toujours été un « euro-réaliste » et non pas un « européiste exalté », mais il n’empêche que ce n’est pas honnête de reprocher à l’Europe de ne pas avoir agi dans des domaines où elle n’a pas de compétence. Et je ne vois personne en Europe qui veuille confier dans l’avenir à un commissaire européen la décision d’ouvrir ou non des écoles en Bavière ou en Bretagne.

Non, mais il y a peut-être plusieurs Europe dans la riposte à cette crise. Une Europe du Nord qui s’en sortirait mieux qu’une Europe du Sud. Et une France qui appartiendrait plutôt à cette Europe du Sud, « déclassée », revenue à sa condition de pays méditerranéen, comme le suggère Pierre Vermeren dans Le Figaro.

C’est trop tôt pour dire tout cela ! Le moment venu, il faudra d’abord une évaluation systématique de l’origine des épidémies et des pandémies qui se développent depuis 30 ans, et là il y a évidemment une question écologique et de biodiversité. Ensuite il faudra une évaluation du comportement de la Chine tout à fait au début. Enfin, il faudra une évaluation de la politique menée par les différents gouvernements et institutions dans le monde. A ce moment-là, on verra comment se sont débrouillés les uns et les autres. Aujourd’hui, on voit en effet que l’Allemagne et l’Autriche semblent s’être mieux préparées, donc il faudra analyser cela. Je crois beaucoup à la nécessité absolue de cette évaluation. Après, est-ce qu’on va dire qu’il faut renforcer les pouvoirs de la Commission européenne ? Moi je n’en suis pas sûr. Vous voyez bien qu’il y a une demande énorme de pouvoir de proximité. Quand on parle de l’Allemagne qui s’en sort bien, ce sont les Länder ! Madame Merkel a juste le pouvoir de faire des « conf call ». Le président du Conseil italien n’a même pas ce pouvoir. Donc il ne faut pas réagir en disant qu’il faut renforcer l’Europe dans n’importe quel domaine. En revanche je suis sûr qu’après la crise, on va se dire que c’est évident qu’il faut une politique coordonnée en Europe en ce qui concerne les réserves de produits stratégiques sanitaires. Mais cela ne veut pas dire qu’on va transférer à la Commission la compétence. Donc la question est bonne mais je pense qu’il y aura une réponse diversifiée qui n’aboutira pas uniquement à un renforcement de l’Europe. Au contraire, dans certains cas, on dira qu’il faut redonner du pouvoir aux Etats-nations. Et ce n’est pas du tout contradictoire.

On observe ces derniers jours des tensions fortes et publiques entre la Chine et la France.

« on ne sait pas tout » sur la gestion de cette crise par Pékin, a dit le Président français.

La France entend être « respectée comme la Chine souhaite l’être » dit le ministre des affaires étrangères… Paris a-t-elle raison de hausser le ton ?

La relation France-Chine, on ne peut pas la juger sur quelques heures ou quelques jours ni sur trois déclarations. En revanche, Paris a eu raison de réagir aux déclarations de l’ambassadeur de Chine qui étaient devenues trop insolentes. Le même ambassadeur ayant été insolent autrefois au Canada par exemple. D’ailleurs, le ministre des affaires étrangères chinois a aussitôt rétabli la situation. Ça, c’est l’aspect conjoncturel. Maintenant, le problème global, c’est qu’on voit bien à quel point la Chine est devenue une puissance gigantesque grâce à la réussite énorme de Deng Xiaoping (ndlr : numéro 1 de la République populaire de Chine entre 1978 et 1992), et cela pose un problème énorme au monde entier, ce n’est pas un problème franco-chinois. Ce n’est pas pour rien qu’Obama avait réorienté toute la politique étrangère américaine vers l’Asie. Lui, le faisait de façon sophistiquée, Trump le fait avec brutalité. Trump essaie de retrouver une moindre dépendance américaine par rapport à la Chine, et c’est à peu près le seul domaine où il est approuvé par les démocrates. Il ne faut pas exagérer la dimension franco-chinoise. Donc je pense qu’après, dans l’évaluation générale sur les politiques menées, y compris chez nous, les cafouillages sur les masques, sur les détections, etc… Il y aura des questions sérieuses à poser à la Chine, sur l’origine de l’épidémie, sur le manque de transparence au début et sur les mesures que la Chine prendra à l’avenir par rapport aux marchés d’animaux qui posent les mêmes problèmes dans d’autres pays d’Asie et en Afrique. La pression sur la Chine va monter mais ce n’est pas franco-chinois, c’est « mondialo-chinois ». Normalement en 2021, la Chine va abriter la COP Biodiversité, donc c’est évident qu’il y aura un rendez-vous hyper important. Simplement, il faut formuler les questions et les interpellations de façon très rationnelle et argumentée, que cela n’ait pas l’air de relever de la polémique momentanée.

Hier nous utilisions la Chine pour faire fabriquer nos produits à bas coût, nos médicaments et autres. Aujourd’hui la Chine est vue comme responsable de tous nos maux. On assiste à un tournant diplomatique et peut-être commercial ?

C’est plus commercial que diplomatique. C’est vrai qu’il y a eu un choix collectif occidental des fabricants de produits d’aller en Chine parce que les salaires y étaient beaucoup moins chers. Mais maintenant les salaires ont augmenté, donc la réorganisation des chaines de valeurs a commencé depuis des années. D’ailleurs le rythme d’augmentation du commerce international a commencé à diminuer depuis des années. On n’est pas dans la démondialisation, on est dans la correction des excès de la mondialisation. L’avenir ce serait de moins dépendre de la Chine dans les domaines stratégiques ou en tous cas de dépendre de plusieurs fournisseurs et jamais d’un seul. C’est un mouvement qui avait un peu commencé et qui va s’accélérer. La Chine n’est pas la source de nos maux, c’est nous qui avons pris ces décisions. Il y a des questions à poser à la Chine sur la genèse de l’épidémie mais il y a une interpellation forte à nous imposer à nous-même sur un manque de prévisibilité, sur une forme d’irresponsabilité et d’insouciance.

Trump désigne des coupables comme la Chine et l’OMS, il encourage les manifestations contre le confinement, il veut que l’économie du pays reparte presque coûte que coûte. Est-il en train de jouer sa réélection en faisant un pari très risqué ? Choisir l’économie plutôt que la santé ou la vie ? 

J’observe que ce débat a lieu absolument partout. Il y a des appels tous les jours venant du monde économique en France pour accélérer le déconfinement et qui disent exactement le contraire de ce que dit le conseil scientifique. Emmanuel Macron a dû arbitrer entre ces différentes forces. Vous prenez n’importe quel pays, il y a ce débat entre : est-ce qu’il faut redémarrer plus vite parce que les conséquences de l’effondrement économique vont être tragiques y compris sur le plan social et humain ou est-ce qu’il faut maintenir les précautions encore très longtemps. Ce débat a lieu partout. Simplement, Trump est tellement brutal et vulgaire dans ses déclarations que cela frappe les esprits. Alors comment est-ce que cela va tourner pour lui ? Je n’en sais rien, mais ce qui est sûr, c’est que le choix de Biden par les démocrates plutôt qu’un candidat plus à gauche, cela augmente leurs chances. Mais on ne peut rien dire maintenant, on est en avril, on est en pleine interrogation sur les déconfinements, et cela peut se décider dans les dernières semaines aux Etats-Unis. En revanche, même avec Biden, on ne reviendra pas à la coopération un peu idéalisée, on ne reviendra pas non plus aux Etats-Unis d’autrefois dont certains ont la nostalgie. Ce sont des Etats-Unis plus durs, pas repliés sur eux-mêmes parce qu’en réalité personne ne peut se replier sur soi-même, ça c’est un slogan un peu « gnangnan », mais ce sont des Etats-Unis qui donneront la priorité à leurs intérêts. Nous Européens, ne devons pas nous faire d’illusions sur ces Etats-Unis-là. Ce serait évidemment plus facile de coopérer avec Joe Biden, mais ce n’est pas non plus le retour aux années 1950.

Donc sur un plan diplomatique, vous ne diriez pas que cette crise révèle de nouvelles divergences profondes entre l’Europe et l’allié américain ? Si tant est que l’on puisse encore parler d’allié en la personne de Trump…

On est toujours allié ! Il y a toujours un traité d’alliance de 1949 qui n’a jamais été dénoncé par personne. Et même s’il y a des doutes (qui n’ont pas commencé avec Trump) sur la solidité, la garantie et l’automaticité américaine, l’alliance est toujours là. Les Européens veulent absolument la garder. En termes militaires au sens stricte du terme, c’est une alliance solide. C’est d’ailleurs la seule alliance militaire dans le monde. Maintenant, au-delà de cette alliance, dans la longue durée, c’est évident qu’il y a des tas de domaines (sur la diplomatie, sur l’organisation de la société, sur l’économie ou le mode de vie des gens) où le monde américain devient progressivement assez différent du monde européen. En effet, mais je raisonne là en historien, on ne retrouvera pas les conditions des années 1950 / 1960. On demeure allié certes, mais après des explications de gravure un peu sèches sur la répartition du financement de l’alliance et qui décide quoi. Nous ne sommes pas au bord d’une rupture mais le lien s’éloigne, je dis souvent que les Américains et les Européens deviennent des cousins issus de germains. Mais ce n’est pas lié au virus, cela date d’avant.

Vous avez été choisi par Emmanuel Macron pour représenter la France dans un comité chargé de réfléchir à l’avenir de l’OTAN. La crise du COVID rebat-elle complètement les cartes ?

Non pas du tout. Il est convenu entre nous qu’on ne communique pas sur le comité en question, le groupe de dix personnes qui doivent remettre un rapport à la fin de l’année. Mais cette crise ne change rien au mandat parce que c’est une alliance militaire de pays européens qui continuent à souhaiter être protégés par les Etats-Unis, en priorité par rapport à la Russie. Il y a tout un débat sur : est-ce que la Russie est uniquement un ennemi ou comme l’a dit le président Macron, ce n’est pas aussi dans certains domaines un partenaire ? C’est ça la question numéro un. Le fait que dans le monde, certains pays en Asie ou l’Allemagne et l’Autriche se soient manifestement mieux préparés à une pandémie, ne change rien à cette question stratégique.

Cette crise ne pourrait pas exacerber les tensions internationales et donc renforcer l’intérêt de l’OTAN ?

D’abord ce n’est pas une crise, c’est beaucoup plus que cela. Même quand on va se déconfiner, le virus sera encore là pour longtemps. Et même si on trouve un vaccin, il y aura d’autres virus. Tous les spécialistes disent que la façon dont on abat les forêts dans le monde implique qu’on « déconfine des virus ». C’est un phénomène qui ne va pas disparaitre donc cela va redémarrer et on ne sortira pas purement et simplement de la crise. Il y a des questions qui vont se poser sur l’OMS : peut-elle être plus réactive ? Plus indépendante des gouvernements ? Est-ce qu’il ne faut pas un système d’alerte plus précoce ? Mais je ne vois pas qui dirait que c’est à l’OTAN de prendre en charge ce genre de menace. Ce n’est pas l’OTAN qui va prendre en charge la fabrication des masques dans le monde entier.

Lors de son intervention, Emmanuel Macron a plaidé pour une annulation de la dette africaine… Il a raison ?

C’est une politique française poursuivie depuis très longtemps. Il y a eu beaucoup d’annulations sous Mitterrand, sous Chirac, et après cela a continué. A chaque fois c’est accompagné de préconisations pour que les budgets des pays en question soient mieux gérés et qu’ils ne refabriquent pas de la dette. On a globalement intérêt à ce que les pays africains se développent mieux. Cela paraît un peu lointain et abstrait mais il y a un intérêt. Moi je crois qu’il a eu raison parce que je raccorde cela à une politique française de longue durée. La seule petite réserve que je mettrais, c’est qu’il ne faudrait pas que l’annulation de la dette des pays africains n’entraine aucune conséquence positive dans la bonne gouvernance en Afrique et que les mêmes pays s’endettent à nouveau auprès de la Chine. La Chine ne pose pas les mêmes conditions que nous.

Vous disiez que c’était dans notre intérêt, c’est-à-dire ?

En matière de migrations par exemple. Il y a énormément de migrations en Afrique, au sein-même du continent, vers le Nigéria quand ça marche, vers l’Afrique du Sud ou la Côte d’Ivoire. Mais l’Afrique se développe démographiquement, il y a des pays où il y a encore sept ou huit enfants par femme, et il y a beaucoup de pays dans lesquels, à cause de la pression islamiste, tout ce qui est planning familial a sauté. On aurait intérêt à ce qu’il y ait moins de population en Afrique et que les gouvernements africains puissent mieux s’en occuper, qu’ils arrivent à mieux valoriser la vie des agriculteurs et qu’il y ait moins de ces malheureuses personnes qui se sentent obligées d’aller tenter leur chance en Europe en prenant des risques gigantesques. Donc ce serait mieux pour nous d’avoir des partenariats de codéveloppement dans ces domaines. Je plaide depuis des années pour une cogestion des flux migratoires légaux entre les pays de départ, de transit et d’arrivée, et pour une distinction totale avec les demandeurs d’asile. Il y a des pays d’Afrique qui ne s’en sortent pas trop mal, même par rapport à la gestion du virus. Ce n’est pas du tout sûr que ce soit un cataclysme. Plein de gens sont repartis dans les campagnes, il semblerait que les mesures de confinement soient quand même un peu appliquées. On ne peut pas plaquer sur l’Afrique un raisonnement qui est fondé sur le fait qu’il n’y ait pas assez de lits de réanimation. On ne peut pas raisonner à l’européenne. Les spécialistes que je vois ne sont pas tous alarmistes.

Interview réalisée par Rebecca Fitoussi @fitouss

Lire l’interview sur le site de Public Sénat. 

Kishore Mahbubani: « U.S., China Must Cooperate To Deal With COVID-19 »

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U.S., China Must Cooperate To Deal With COVID-19, ARI’s Kishore Mahbubani Says

Watch the full interview on Bloomberg

Jean-Pierre Cabestan – Coronavirus : comment la « diplomatie du masque » s’est retournée contre Pékin

Marianne, le 22/04/2020

Sinologue et professeur de Sciences politiques à la Hong Kong Baptist University, Jean-Pierre Cabestan* livre son analyse sur les conséquences du Covid-19, vues de Chine, et l’échec de la « diplomatie du masque » de Pékin pour prendre la place des Etats-Unis.

Marianne : La « diplomatie du masque » de Pékin, depuis que la pandémie s’est répandue dans le reste du monde, s’avère-t-elle selon vous un succès?

Jean-Pierre Cabestan : Non. La lenteur de la réaction de l’administration Trump à la crise du Covid-19, et la désorganisation de l’UE avaient pourtant ouvert un boulevard à la Chine, pour s’imposer dans le monde. Mais la « diplomatie du masque » s’est retournée contre la Chine car trop agressive et contradictoire, tout en niant sa propre responsabilité : le message de Pékin mélangeait trop la générosité avec la propagande alors que les démocraties affrontaient la crise sanitaire.

Ce n’était pas malin : cela a détruit son message et abîmé sa crédibilité, tout en retournant un peu plus l’opinion publique des pays démocratiques contre la dictature chinoise. La diplomatie du masque a en outre très vite agacé Bruxelles, notamment son double langage, insistant sur sa propre générosité tout oubliant l’aide initiale que l’UE lui avait apportée. D’autant que l’aide généreuse a souvent consisté en masques défectueux et chers. Ce qui a même divisé le gouvernement italien…

Que dit la « diplomatie du masque » des ambitions de la Chine?

La Chine veut apparaître comme le docteur du monde, le plus grand fournisseur d’aide sanitaire, adepte d’un multilatéralisme centré sur l’ONU et l’OMS, et ainsi aspirer au leadership mondial qu’a abandonné l’Amérique. Il est vrai que, grâce à cette crise sanitaire sans précédent, le gouvernement chinois a pu démontrer sa capacité à toucher de nombreux pays et de nombreuses parties du monde. Il a également montré sa volonté de travailler avec la communauté internationale, tant au niveau bilatéral que multilatéral, via notamment l’OMS et le G20.

Cependant, la Chine a surestimé sa main. Beaucoup de pays sont devenus méfiants face à cette offensive de générosité et ces ambitions mondiales, qui se retourne contre le PCC et sa mentalité de forteresse assiégée.

Quelles conséquences auront selon vous les ondes de choc de la crise du coronavirus en Chine?

À court terme, le Parti communiste chinois (PCC) devra se concentrer sur les défis auxquels il est confronté chez lui : contenir la deuxième vague de Covid-19, reprendre ses activités économiques et rassurer la société, devenue plus méfiante envers le pouvoir, sur ses échecs initiaux dans la gestion des la crise sanitaire. Le PCC voudra exercer un contrôle plus étroit de la société dans un contexte de ralentissement économique bien moins favorable que dans le passé.

Pour Xi, c’est mauvais, car le pays va vers des jours plus difficiles. Ce sera un test pour lui et sa clique. En interne, au sein de la société civile et même certaines voix du PCC ont dénoncé une « crise de gouvernance », critiquant la décision de Xi, en 2018, de rester au pouvoir plus que 10 ans. Mais qui peut le défier, et à terme le remplacer ? Nul ne le sait.

Et à l’international ?

La Chine devra faire face et gérer une relation avec les États-Unis et leurs alliés en Europe et en Asie, qui est devenue beaucoup plus délicate en raison de l’agressivité et de l’incohérence de son propre discours, non seulement sur la pandémie, mais aussi sur le système politique des pays occidentaux et l’ordre mondial.

L’OMS, qui a montré sa grande proximité avec Pékin, risque d’en payer le prix fort. Taiwan, à l’inverse, pourrait en profiter. Tenue à la porte de l’OMS en raison de l’opposition de la Chine, l’île, qui a été dûment remerciée pour ses dons de masques par les Etats-Unis, le Japon, et plusieurs pays européens, pourrait bénéficier d’une fenêtre d’opportunité pour rejoindre l’organisation.

La Route de la soie, le grand projet d’expansion économique mondiale de Xi Jinping, pourrait en souffrir. Même en Afrique, où la Chine a livré à grand renfort de publicité quantité d’équipements, le message de confrontation de Pékin avec l’Occident a plutôt contribué à diviser les Africains, dont beaucoup se sont du reste plaints d’être mal traités en Chine.

Bref, l’image internationale de la Chine s’est détériorée, approfondissant la guerre froide émergente avec les Etats-Unis et les doutes sur sa capacité à jouer un rôle de leader dans les affaires mondiales.

Vous avec employé le terme de « guerre froide » pour qualifier les relations sino-américaines. Risque-t-elles selon vous de s’aggraver?

Bien sûr, cette nouvelle guerre froide est différente de l’ancienne entre l’Occident et l’Union soviétique aujourd’hui disparue : la Chine fait partie de l’économie mondiale et le niveau d’interdépendance économique, sociale et humaine entre ce pays et la reste du monde est beaucoup plus élevé que celui de l’URSS. Cependant, la mondialisation n’a pas empêché l’apparition d’une rivalité économique, géostratégique et idéologique croissante entre la Chine et les États-Unis. Au contraire, renforçant la Chine au point de revendiquer le statut de l’Amérique, la mondialisation a contribué à intensifier cette rivalité et à créer une nouvelle bipolarité dans la politique mondiale. Et cette crise sanitaire planétaire a démontré à quel point le monde était devenu dépendant sur la Chine, et pas seulement en termes de produits médicaux et pharmaceutiques.

Les États-Unis et leurs alliés vont tenter de réduire cette dépendance. Tout en essayant de maintenir une relation de travail non conflictuelle et prévisible avec Pékin, les alliés américains en Asie, en particulier au Japon, en Corée du Sud et en Australie, et en Europe (membres de l’OTAN) ne peuvent ignorer ce nouvel environnement géostratégique bipolaire. Et les efforts croissants de l’UE et des États-Unis non seulement pour gérer la pandémie au pays mais aussi pour aider les pays pauvres à la vaincre, sont susceptibles de compenser en partie les avantages diplomatiques que la Chine peut en tirer.

Existe-t-il un front européen face à la Chine?

S’il y a convergence, c’est surtout entre Berlin et Paris. L’UE a de nombreuses récriminations contre la Chine en matière d’accès au marché chinois, de subventions aux entreprises d’Etat, de non respect des règles de l’OMC. Elles ne sont pas nouvelles mais le Covid-19 a rendu plus difficile tout accord sino-européen, par exemple sur les investissements.

Quid d’un front « illibéral » russo-sino-est-européen?

Le front russo-chinois existe déjà. Pékin a pu utiliser la pandémie pour consolider ses relations avec certains de ses partenaires. Mais la plupart d’entre eux, de la Hongrie à la Serbie en Europe centrale en passant par la Thaïlande et le Cambodge en Asie, entretenaient déjà des partenariats étroits avec la Chine avant Covid-19. Et avec certains de ses alliés de facto, comme la Russie, qui a très tôt fermé ses frontières avec la Chine, ou l’Iran, qui accusait la Chine d’être à l’origine de l’épidémie sur son sol, les relations se sont au contraire un peu compliquées… Même si dans l’ensemble, Pékin et Moscou ont intérêt à continuer de faire front commun.

Profitant de la crise sanitaire, les autorités chinoises ont arrêté samedi 18 avril 14 leaders de l’opposition à Hong Kong. Avec quelles conséquences selon vous?

Sur le continent, aucunes. A Hong Kong, ces arrestations conduiront à plus de tensions et de confrontations avec le camp démocrate : le mouvement de contestation peut redémarrer à peine la crise sanitaire terminée, surtout si la loi de sécurité nationale est mise en chantier. La cheffe de l’exécutif Carrie Lam reste impopulaire. Sur la scène internationale, la Chine apparaitra plus encore comme elle est : une ennemie de la démocratie. Hong Kong vit le Covid avec beaucoup de discipline et même de civisme. Si certains secteurs souffrent, Hong Kong est privilégié par rapport au reste du monde : il n’y a pas de confinement, et les restrictions sont limitées.

Sur la scène internationale, la Chine apparaitra plus encore comme elle est : une ennemie de la démocratie.

 

Olivier Blanchard : « Une crise des dettes publiques paraît peu probable à court terme »

L’ancien expert du Fonds monétaire international affirme que la « reprise sera peut-être lente » mais qu’on « a vu le fond du trou ». Selon lui, « cette crise renforcera la déglobalisation ».

L’ancien chef économiste du Fonds monétaire international (FMI), aujourd’hui au Peterson Institute, prévient : le pilotage de la reprise sera très délicat dans les économies industrialisées. Et les défauts seront difficiles à éviter dans les pays émergents, plus fragilisés encore par la pandémie du Covid-19.

A quelle catastrophe historique ou crise passée peut-on se référer pour comprendre les conséquences économiques de cette pandémie ?

Le problème est justement que nous ne disposons d’aucune référence. Il y a bien la grippe espagnole de 1918, mais le contexte d’après-guerre était très particulier, et l’on manque de données sur les stratégies de l’époque.

La dépression économique à laquelle nous assistons sort des schémas observés traditionnellement, à savoir un effondrement de la demande, lorsque les entreprises investissent moins, tandis que la consommation chute. Aujourd’hui, nous assistons au contraire à un choc d’offre, lié à la fermeture des entreprises non essentielles pour freiner la pandémie, avec une contrainte absolue dans certains secteurs, comme le tourisme.

Il convient donc d’utiliser différemment les instruments de soutien économique classiques. Pousser trop la demande si l’offre est limitée ne sert pas à grand-chose. Il faut travailler sur les deux côtés.

Jusqu’où nos économies peuvent-elles s’effondrer ?

Ces dernières semaines, les pays avancés ont enregistré l’essentiel du plongeon, très violent, et commencent un déconfinement progressif. Ce processus s’annonce éminemment complexe, et la reprise sera peut-être lente, mais on a vu le fond du trou.

Lire la suite de l’article sur Le Monde.

 

COVID-19 : le monde d’après est déjà là…

Josep Borrel - ©Shutterstock

Josep Borrell, Haut Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, analyse les conséquences de la crise du COVID-19.

« Choc sanitaire au départ, le COVID-19 est devenu très vite un choc économique et social totalement inédit. Cet arrêt qui confine chez eux plusieurs milliards d’individus, aucun économiste n’aurait pu l’imaginer. Ses conséquences iront donc bien au-delà de ce que l’on a pu connaître en 2008.  Nous voici donc encore à un moment existentiel pour l’Union européenne. La manière dont nous le gérerons affectera la cohésion de nos sociétés, la stabilité de nos systèmes politiques nationaux, et l’avenir de l’intégration européenne. Le temps est à panser les plaies des crises précédentes, et non à les creuser. Pour ce faire, les institutions et les politiques européennes doivent pouvoir toucher le cœur et l’esprit des Européens. Et dans ce domaine il y a encore beaucoup à faire… »

 

L’imprévisible crise du COVID-19 pose, à plusieurs niveaux, des questions fondamentales. Elle questionne la forme actuelle de la mondialisation, et l’idéologie néo-libérale qui l’a jusqu’ici accompagnée. Elle interroge une gouvernance mondiale en panne, dépassée par les égoïsmes nationaux, et les tentations de fermeture. Elle appelle à la mobilisation des instruments de résilience des démocraties, et d’une Union européenne qui joue son avenir, en particulier dans la confiance des peuples.

Politique étrangère

Cet article est publié en avant-première sur le site de l’Ifri.

Il paraîtra dans Politique étrangère, vol. 85, n° 2, Été 2020

Jean de Kervasdoué : « Le système de santé est devenu soviétique »

Portrait de Jean de Kervasdoué. Crédit photo : Hannah Assouline/Opale/Leemage

L’ancien directeur des hôpitaux passe l’organisation de la santé en France au scanner. Son diagnostic est sévère : lobbys sclérosants, diktat économique, manque d’experts médicaux et absence totale de vision politique.

Il a dirigé les hôpitaux au ministère de la Santé. Il est l’un des spécialistes français de notre système de santé, auteur de nombreux ouvrages et de chroniques régulières et éclairées sur le site du Point. Le tableau que Jean de Kervasdoué dresse dans cette interview est accablant. Résumons-le. Pas de politique de santé, aucune vision chez nos gouvernants. Juste un souci de l’économie lié à une crainte à l’égard de ce secteur. Faute de contre-pouvoir, le pouvoir est aux lobbys, aux intérêts divergents, qui bloquent toute réforme. Contrairement aux autres ministères, celui de la Santé n’a jamais disposé de grandes compétences techniques. Profitant de ce vide, les juristes et les financiers ont pris les manettes. Ce sont eux, les directeurs du Budget, de la Sécurité sociale, de la Caisse nationale de l’assurance-maladie, qui tiennent les rênes. Pour couronner le tout, les directions du ministère ont englué les acteurs médicaux dans une toile d’araignée de contraintes. Faible et tatillon : ainsi se définit l’État en matière de santé publique. Jean de Kervasdoué propose quelques pistes pour en finir■

Le Point: La pandémie a révélé des faiblesses criantes en matière de politique de santé publique. Comment les expliqueriez-vous?

Jean de Kervasdoué : Il n’y a pas de politique de santé en France. Il y a parfois des éléments de politique médicale, mais santé et médecine ne sont pas synonymes, parce que de très nombreux facteurs qui influencent la santé ne sont pas d’ordre médical : consommation de tabac, d’alcool, alimentation, exercice physique… Si l’on a la cruauté de revisiter les campagnes présidentielles de 1988 à 2017, les seuls thèmes traités ont été ceux du financement et de l’accès aux soins. Ainsi, Emmanuel Macron s’est engagé pour que l’argent ne soit pas une barrière en matière de soins dentaires, de lunettes et d’appareils auditifs. Il a tenu ses promesses mais, pas plus que d’autres, il n’a parlé de médecine libérale. Il n’a rien dit sur l’hôpital ni sur nos industriels du biomédical que nous avons perdus ou qui sont partis à l’étranger, d’où l’absence de producteurs français de respirateurs. La raison est simple. Dans tous les partis politiques, et notamment au PS et chez Les Républicains, les commissions santé sont noyautées par les lobbys (syndicats professionnels, industrie pharmaceutique, assureurs privés et mutualistes, grandes associations de malades). Comme leurs recommandations sont contradictoires, il en sort… le statu quo. Certes, il y a de petites nuances entre gauche et droite, mais les experts de ces commissions sont bien présents, y compris au sein de l’État (cabinets ministériels, les trois directions du ministère et la direction du Budget, agences régionales de santé, Caisse nationale de l’assurance-maladie) et, bien entendu, dans les fédérations professionnelles dont le métier est… le lobbying et les acteurs, d’anciens hauts fonctionnaires de la santé. C’est tout un petit monde.

Si toute idée innovante est rejetée –j’en ai fait récemment l’expérience –, c’est d’abord parce qu’il n’y a pas de vision politique qui pourrait transcender ces intérêts, mais aussi parce que les politiques, le cabinet du ministère et Matignon se souviennent que les grèves sont difficilement maîtrisables dans le secteur de la santé. Les syndicats médicaux leur font peur. En outre, les mêmes intérêts (y compris ceux des grandes associations de malades contre le cancer ou le handicap) sont très influents au Parlement et c’est pourquoi la plupart des grandes réformes se sont faites par ordonnances. Ainsi, les principes de la médecine libérale sont les mêmes depuis… 1930 et la grande réforme hospitalière de 1958 n’a pas bougé d’un iota, même si son génial inspirateur, le professeur Robert Debré, proposait de réformer sa réforme dès 1972 !

Un personnage a été mis en avant par l’État: Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé. Quel pouvoir a-t-il?

Chacun a pu constater, parmi ses grandes qualités, celle de communicant. Mais cette direction importante, confiée à un médecin, a toujours été de facto assez faible. Elle fut créée il y a un siècle pour s’occuper d’hygiène, de santé mentale et de tuberculose, plus tard de vaccination, de sécurité alimentaire, de qualité des eaux, des médicaments et des différents produits toxiques. Aujourd’hui, elle n’a pas ou peu d’expertise en son sein, celle-ci se trouvant dans les agences (Haute Autorité de Santé, Santé publique France) dont elle a la tutelle. Or elle exerce peu cette tutelle, faute de moyens humains. Sa compétence est donc essentiellement juridico-administrative. Se souvenant des affaires du sang contaminé, les politiques ne veulent pas intervenir sur ces agences ; quant aux responsables de celles-ci, qui ont de fait le pouvoir, leur priorité est de se protéger par excès de précaution,

au grand dam des entreprises innovantes, notamment françaises, qui préfèrent alors tester leurs découvertes en Allemagne ou aux États-Unis. D’ordinaire, pour obtenir une autorisation et un tarif pour un test, cela prend cinq ans !

Qui détient les clés de la politique de santé en France?

Historiquement, il n’y a jamais eu au ministère de la Santé l’équivalent médical des grands corps techniques des autres ministères (Mines, Ponts, Télécoms, Eaux et Forêts, Armement, Statistiques). Certes, les médecins inspecteurs formés à l’École nationale de santé publique à Rennes sont de grande qualité, mais ils n’ont pas le prestige équivalent. Il manque ces super-médecins qui travailleraient dans les directions du ministère de la Santé, où l’on ne trouve essentiellement que des juristes, des financiers, les chefs de bureau étant des énarques. En outre, la santé publique a toujours été méprisée, voire combattue, par les universitaires des disciplines médico-chirurgicales parce que toute nouvelle discipline prend des postes, parce que surtout les cliniciens défendent l’exclusivité du regard de la médecine sur la santé. Alors que dans les grandes facultés de médecine américaines, un tiers des enseignants ne sont pas médecins mais biologistes, juristes, informaticiens, épidémiologistes, économistes, en France, la profession se garde l’exclusivité de l’enseignement.

Faute de contrepoids techniques et politiques, le pouvoir est donc aux financiers, ceux de la direction du Budget, de la direction de la Sécurité sociale (ministère des Affaires sociales) et de la Caisse nationale de l’assurance-maladie, qui est indépendante et qui représente 200 mil- liards d’euros sur les 270 des dépenses de santé. Ce sont eux qui préparent les projets de loi de financement de la Sécurité sociale. Ce sont eux qui,chaque année, ont contraint les hospitaliers à acheter en Asie en exigeant des centaines de millions d’économie sur les achats hospitaliers, ce sont eux qui ont baissé les tarifs hospitaliers de 10 % au cours du quinquennat précédent. Ce sont eux qui sont toujours au pouvoir.

Vous écriviez sur le site du «Point»: l’État a mis la main sur les statuts, les recrutements et les nominations, mais aussi sur la stratégie, les tarifs et l’investissement hospitalier. Pourquoi cette mainmise croissante?

En un demi-siècle, l’État (le ministère de la Santé et ses agences régionales) a pris tout le pouvoir sur les départements, les communes et les caisses d’assurance-maladie, au nom d’une prétendue égalité qu’il n’a jamais réduite. Il l’exerce par les nominations des directeurs et des médecins des hôpitaux publics, par les autorisations d’équipement des cliniques privées, par les tarifs de tous les acteurs, par une incontinence de règlements portant notamment sur une prétendue qualité et sécurité, par les autorisations de budget. Le problème est qu’il n’est pas capable de l’exercer. Il n’en a ni les moyens ni les compétences : l’expertise n’est pas suffisante en nombre. En retirant des moyens au ministère de la Santé, la réduction des dépenses budgétaires de l’État a beaucoup contribué, faute d’expertise interne, à l’inadéquation des dépenses d’assurance-maladie. Ainsi, alors que le tarif des actes joue un rôle essentiel pour le revenu des infirmières, des kinés, des pharmaciens, des médecins, des laboratoires de biologie, des industriels, des établissements hospitaliers, l’État, qui définit ces tarifs, n’est pas en mesure de les réviser assez souvent pour s’adapter au progrès technique. On pénalise les uns, on crée des rentes pour les autres, mais on respecte la tutelle. Le système est devenu soviétique au sens de Churchill: si en Angleterre, tout est autorisé, sauf quand c’est interdit, disait-il, en Russie, tout est interdit, même quand c’est autorisé !

Quelles sont les pistes d’une réforme du système de santé qui remettrait en question cette technocratie?

L’État doit assurer à tous l’égal accès aux soins mais surtout ne rien gérer! Voici quelques idées : payer les médecins traitants pour prendre en charge leurs malades et pas seulement pour «faire» des actes. Créer sur Internet, avec les sociétés savantes, en français, un réseau des connaissances médicales accessibles par mots-clés. Donner une liberté de gestion et donc de recrutement aux établissements hospitaliers publics. Rendre public et contradictoire le choix des tarifs. Favoriser l’industrie biomédicale française, notamment par les achats hospitaliers. Rémunérer correctement les acteurs, y compris les chercheurs. Libérer, décentraliser, laisser la possibilité de faire, de créer ; on l’a constaté en ce temps de crise où toutes les barrières ont sauté, pourquoi s’en priver ?■

« L’État doit assurer à tous l’égal accès aux soins mais surtout ne rien gérer ! Donner, par exemple, une liberté de gestion et donc de recrutement aux établissements hospitaliers. »

Lire l’article sur Le Point.

Covid 19, Une représentation de la mondialisation : vulnérabilité et chamboulements

Fathallah Oualalou

Senior fellow. PCNS.

Auteur de « La mondialisation et nous, le sud dans le grand chamboulement ».

La Croisée des Chemins.2020

L’année 2020 restera dans l’histoire celle du coronavirus, bien sûr, mais surtout, celle de l’ébranlement de nos certitudes. Le choc économique provoqué par la pandémie a révélé l’extrême vulnérabilité de la mondialisation, présentée jusque-là comme triomphante.

Si nous sommes encore loin de la sortie de crise, nous savons déjà que la mondialisation n’en sortira pas indemne : elle ne sortira pas indemne de la révision radicale du fonctionnement de l’économie, des remises en cause des politiques publiques, des systèmes politiques et sociétaux et même des  rapports entre les Etats qui se profilent déjà. Il y aura désormais l’avant Covid-19 et l’après Covid-19.

La crise économique et financière de 2008 avait déjà ébranlé la mondialisation et sa dynamique   provoquant un  début de redéploiement des rapports de forces dans le monde. Alors que lesincendies qu’elle a allumé ne sont pas encore tout-à-fait éteints, voilà qu’un petit virus vient replonger le monde dans une crise nouvelle, d’une ampleur et d’une intensité inouïes, sans précédent, à la mesure de la pandémie qu’il a provoqué.

Ainsi, en une décennie à peine, le monde et la mondialisation ont subi deux crises économiques majeures.

Sur le plan économique, la crise de 2020  est fondamentalement différente de celle qui l’a précédé : elle s’est déclarée dans l’économie réelle, alors que la crise de 2008  – comme celle de 1929 -était d’abord une crise financière avant d’atteindre la sphère de la production et finalement  la sphère sociale, où les dégâts qu’elle a provoqués se sont mesurés en dizaines de milliers de chômeurs et en  paupérisation de larges franges de la population. Les impacts sur la croissance de la crise nouvelle seront plus graves et plus profonds. Pour les contrer, il ne faudra pas moins qu’une mobilisation massive des politiques budgétaires des Etats et l’intervention vigoureuse des banques centrales et de tous les  systèmes de financement que compte la planète. Il est vrai, actuellement, les grandes banques jouissent, dans les pays développés d’une réelle solidité. Elles affichent des fonds propres deux fois plus importants qu’avant 2008 et sont soumises à des règles rigoureuses mises en place il y a 10 ans, ce qui devrait leur permettre de résister aux  chocs provoqués par  la nouvelle crise.

Parce que l’origine de celle-ci est sanitaire, la priorité sera accordée cette fois à la santé : sauver les vies humaines et, pour cela, arrêter la propagation du virus, chercher à reconnaitre sa nature, promouvoir la recherche scientifique pour mettre en place les thérapeutiques nécessaires, fabriquer les médicaments à utiliser avant de découvrir le vaccin en vue de maitriser la préservation dans le futur. Ainsi, le besoin de santé et de sauvegarde de la vie humaine vont devenir désormais  des choix stratégiques des politiques publiques. Au même rang que la sécurité et la paix, la santé est en passe de devenir  un bien commun de l’humanité.

Parallèlement à la préservation de la vie, les Etats doivent s’attaquer avec diligence à cet autre grand chantier qu’est celui de parer l’effondrement de l’économe avant de mettre en place les instruments de relance des systèmes productifs. Parce que, comme l’exprime très justement Dominique Strauss Kahn, ancien Directeur général du FMI, cette crise est une triple, et c’est sa caractéristique : c’est une crise de l’être (sa précarité), de l’avoir (offre et demande) et du pouvoir (la gouvernance domestique et mondiale).

 

Nées respectivement aux Etats-Unis et en Chine, deux premières puissances économiques mondiales, les crises de 2008 et 2020 se sont rapidement déplacées en Europe, révélant la fragilité du vieux continent, point de départ pourtant de la mondialisation au XVème siècle. Le sort de cette Europe, devenue épicentre de la pandémie – avant les Etats-Unis – et de la crise économique mondiale, nous concerne directement, nous ses voisins  sud-méditerranéens et africains parce que liés à elle par un même destin.

La sortie de la crise de 2020 se fera à partir de la Chine, comme après 2008, le début de la sortie de crise a commencé aux Etats-Unis, son point de départ.

Le cataclysme provoqué par le Covid-19 donne une image exacte de ce qu’est  la mondialisation au XXIème siècle,  de l’intensité des interdépendances des tissus productifs et … de ses dérives. Son point de départ : la Chine,  locomotive de l’économie mondiale,  à l’origine de 30% de sa croissance et de 15% de ses échanges. Avec le début du confinement et le recul de la production industrielle dans ce pays, la demande chinoise s’effondre et avec elle le prix des hydrocarbures (le prix du baril n’est plus que de 20 dollars fin mars 2020). Ce nouveau contrechoc pétrolier (après ceux de 1986 et de 2014), exacerbé par les dissensions inédites entre les grands pays producteurs, l’Arabie Saoudite (et derrière elle l’OPEP) et la Russie, est clairement le résultat non seulement de l’interférence entre  facteurs économiques et géopolitiques sur lesquels agissent les grandes puissances : Etats-Unis, Chine et Russie, mais également des antagonismes entre des puissances régionales, Arabie Saoudite et Iran, celle-ci cherchant à intensifier sa pression sur celui-là. La Russie, en refusant de suivre l’Arabie Saoudite et donc  de réduire sa production, cherche en fait à déstabiliser la nouvelle prééminence du secteur des hydrocarbures américain. Et le président Trump, que les difficultés nouvelles de l’Iran  comblent, un Iran  devenu grand foyer de la pandémie au Moyen Orient,  est tiraillé entre son désir de voir le prix du pétrole se maintenir à un niveau élevé pour répondre aux vœux des patrons des compagnies américaines qui l’ont toujours soutenu et son besoin de voir le prix à la pompe baisser pour s’attirer la sympathie du consommateur américain en cette veille de présidentielles (prévues pour novembre 2021). Le 12 avril 2020, toutes ces parties sont finalement parvenues à un accord : réduire la production pétrolière de 10 millions de barils jour à partir du 1er mai 2020, une réduction qui intervient cependant dans un contexte de baisse de la demande mondiale.

Baisse du cours des hydrocarbures et des matières premières (qui affecte surtout les pays émergents et en développement), mais aussi chute de la demande de l’ensemble des biens manufacturés, biens d’équipement, intermédiaires et de consommation, à l’exception toutefois des biens alimentaires, médicaments et partiellement des biens de luxe, vendus de plus en plus en ligne. La pandémie a en effet provoqué, en quelques jours, avec le confinement généralisé, la paralysie des systèmes productifs, la fermeture des commerces, l’insolvabilité et la pénurie des trésoreries des entreprises, la rupture des chaines d’approvisionnement, un crash boursier d’une ampleur telle que des voix se sont élevées  pour demander  la fermeture provisoire des marchés financiers.

Le monde entier sait que la sortie de crise viendra de la reprise de l’économie chinoise, mais aussi des économies du Japon, de la Corée du sud et de Singapour, pays qui se préparent déjà à l’après confinement. Mais la reprise ne deviendra effective que quand l’Europe et les Etats-Unis seront parvenus à stopper la propagation du virus. Quand l’Inde, ce grand pays, sera en mesure  de sortir de son confinement. Quand une réponse satisfaisante pourra être apportée à la question de comment endiguer la pandémie du coronavirus dans la très vulnérable Afrique.

Un retour  à l’histoire

Dans l’histoire, c’est pour des considérations sanitaires que les grandes épidémies ont été dévastatrices. Se propageant par poussées successives, elles ont occasionné de véritables ruptures démographiques qui expliquent la stagnation de la population mondiale jusqu’au XIXème siècle.  C’est le cas de la peste de Justinien (du nom de l’empereur byzantin) qui a  fait des ravages, à partir de 541 jusqu’en 767, avec un épisode paroxysmique jusqu’en 592, dans tout le bassin méditerranéen, premier berceau de la mondialisation. Elle a fait plus de 25 millions de victimes. C’est le cas de la peste noire de 1348-1352 en Europe qui a décimé plus du tiers de la population européenne d’alors et a été l’occasion de transformations majeures sur les plans politique et économique. La colonisation des Amériques par les Conquistadors  s’est accompagnée  de l’introduction dans le Nouveau Monde  de  maladies qui lui étaient inconnues  (grippe,  pneumonie, fièvre jaune, variole, paludisme) contre lesquelles les indigènes n’avaient aucune immunité et qui les décimeront,  littéralement. La colonisation du Maghreb et de l’Afrique produira peu ou prou les mêmes effets, à une échelle plus réduite  cependant. Les ravages n’en seront pas moins grands dans la mesure où ces maladies importées venaient s’ajouter aux épidémies récurrentes liées aux épisodes de sécheresse et de famine, que connaissaient ces pays. Plus tard, avec les systèmes de médecine préventive mis en place par les puissances coloniales, le rythme de hausse de la population repartira.

Depuis le XVIIIème siècle, le monde a connu plusieurs épisodes épidémiques qui ont touché près de 40% de la population mondiale.  La peste  de 1720 a occasionné la mort de dizaines de milliers de personnes dans le sud de la France ; la peste de Chine, apparue en 1855 dans la province de Yuanan et restée active jusqu’à 1840 a également été meurtrière. Le XIXème siècle (entre 1817 et 1881) compte pas moins de six grandes épidémies de choléra, et qui ont fait  des ravages considérables. A la fin de la première guerre mondiale, la grippe espagnole, partie des Etats-Unis, a contaminé, en trois vagues entre 1919 et 1920, plus du tiers de la population mondiale, faisant, selon les estimations entre 50 à 100 millions de morts. C’est l’épidémie la plus dévastatrice de l’Histoire.

Si la pandémie actuelle est un trublion pour la mondialisation –  elle a déjà créé des ruptures dans la dynamique de l’économie planétaire – elle n’en est pas moins le produit de cette même mondialisation dans sa phase actuelle dont elle épouse étroitement la logique dans tous ses aspects et manifestations : production, échanges et mobilité, une mondialisation accélérée aujourd’hui par la bipolarisation de l’économie autour de la Chine et des Etats-Unis, mais où l’Europe, son premier pôle historique, continue, malgré des régressions évidentes, à avoir un impact sur l’économie mondiale. En effet, l’épidémie  qui a pris naissance en Chine, deuxième puissance mondiale, a d’abord installé son épicentre en Europe avant de prendre d’assaut  les Etats-Unis, première puissance mondiale,  devenue depuis son foyer principal. Seule arme contre le virus, le confinement, parti également de Chine,  est devenu planétaire en moins de deux mois, créant les conditions de la deuxième grande récession mondiale de notre siècle. Et probablement la plus terrible.

Une nouvelle crise mondialisée

La crise actuelle est mondiale. Elle affecte la production et donc la croissance mondiales. Elle est partie de Wuhan, ville industrielle du centre de la Chine, un des plus grands ateliers du monde, et donc première étape des chaines de valeur mondiales pour diverses activités manufacturières telles  l’automobile, branche aujourd’hui sinistrée, ou encore l’industrie du médicament, branche qui subit la pression d’une demande accrue, pour ne citer que ces deux-là. Etant donné la complexité actuelle des chaines de production –  il n’est maintenant plus rare de voir des produits élaborés à partir de pièces provenant des quatre coins du monde – un bug, surtout à son démarrage,  met en danger toute la chaine et peut avoir des répercussions dans plusieurs pays   et/ou plonger dans le marasme tout un secteur économique (c’est le cas notamment des sites industriels de Renault et Peugeot au Maroc).

Mise à l’arrêt de la production mondiale et chute de la demande de biens et services et c’est le commerce mondial qui est sinistré, entrainant avec lui toute la sphère de la logistique  qui lui sert traditionnellement d’appui : transports tous modes, routier, ferroviaire, maritime et aérien et leurs plateformes, ports, aéroports et gares.

Face à ce  choc économique d’une ampleur sans précédent, les marchés financiers ont vacillé et toutes les bourses à travers le monde ont plongé dans le rouge, avant de se ressaisir.  Dans le même temps,  les budgets des Etats se sont mobilisés pour à la fois soutenir les activités de soins nécessaires aux populations et freiner l’effondrement des systèmes de production. Et se préparer à les aider, demain, à redémarrer.

En effet, dès la seconde quinzaine de mars 2020, alors que la pandémie continuait à faire rage,  les Etats et les banques centrales des pays développés ont commencé  à intervenir avec force dans des  cadres d’abord nationaux puis régionaux, et enfin à travers des concertations internationales (G20 du 26 mars 2020) pour essayer d’en contenir les effets dévastateurs et venir au secours des  économies. Il leur a fallu pour cela abandonner les normes classiques de l’orthodoxie budgétaire. Les principales banques centrales : FED, BCE, banques centrales de Chine, du Japon et d’Angleterre en tête, ont réduit leurs taux directeurs et pratiqué des politiques d’intervention non conventionnelles d’achat de titres publics et privés. La BCE a ainsi mis en place un plan d’urgence (de 1000 milliards d’euros) de rachat massif de leurs dettes aux Etats et aux entreprises de la zone euro sur les marchés, pour soulager les banques et  les inciter à maintenir voire relancer leurs prêts aux ménages et entreprises, et ainsi à soutenir la production et l’emploi. Ainsi, la logique « Quel que soit le coût » du président Macron, déjà exprimée en 2010 par le président de la BCE Dragui, est plus que jamais d’actualité.

Les pays de l’UE ont convenu de mettre en place un plan de soutien de 540 milliards d’euros en apportant des garanties à la BEI pour qu’elle mette à la disposition des entreprises  200 milliards d’euros et donnant son feu vert à la Commission pour qu’elle lève 100 milliards d’Euros sur les marchés et les prête aux pays qui en expriment le besoin. Malgré les réticences de l’Allemagne et des Pays Bas, les Etats membres de l’UE  pourraient même activer le Mécanisme européen de stabilité  – MES créé en 2012 et doté de 450 milliards d’euros, mécanisme que les pays les plus touchés par l’épidémie, comme l’Italie et l’Espagne jugent insuffisant : pour faire face à la crise, ils réclament un mécanisme européen de soutien exceptionnel : mutualisation des dettes publiques ou encore mise en place d’un emprunt commun et l’émission de « coronabonds ».

Enfin, les G7 et G20 en sommets d’urgence les 16 et 26 mars par visioconférences  ont décidé d’injecter 7000 milliards de dollars pour contrer les effets à court terme de la pandémie et soutenir l’économie mondiale.  Ils ont recommandé la suspension du service de la dette des 76 pays les plus fragiles pour une année.

Au niveau interne, le gouvernement allemand de son côté,  a « sorti le bazooka » en mettant une ligne de crédit de 550 milliards d’euros à la disposition des entreprises qui en auront besoin et leur éviter la faillite.

Aux Etats-Unis, un plan de relance exceptionnel de 2.000 milliards de dollars a été programmé : les ménages modestes recevront dès début avril 2020 des chèques du Trésor d’un montant de 1200 dollars par adulte, de 2400 dollars par coupe et 500 dollars par enfant. L’objectif est de relancer la consommation et donc la machine de production. Ce  plan prévoit également 700 milliards de dollars d’aide aux entreprises en difficulté et 100 milliards de dollars pour les hôpitaux débordés. Pour financer ce plan, l’ultra libéral Trump a recours à une simple création monétaire  ou « monnaie hélicoptère » selon l’expression de Milton Friedman.

Parce qu’elle est d’origine sanitaire, cette crise touche la dimension humaine de la mondialisation. Elle a conduit à la fermeture des frontières nationales, même à l’intérieur des communautés régionales (UE) et à l’arrêt brutal des activités touristiques, sonnant le coup d’arrêt du transport aérien et des tous les services qui lui sont attachés. Toutes les manifestations sportives, culturelles et artistiques ont été différées voire annulées : Jeux Olympiques de Tokyo,  Festival cinématographique de Cannes, etc.

Une note optimiste cependant : la crise du coronavirus a révélé la dimension mondialisée de la recherche médicale et scientifique dans sa course pour trouver le vaccin et/ou remède contre le Covid-19 et l’excellence de l’interconnexion entre laboratoires et instituts de recherche à travers le monde. Ainsi, toute la recherche mondiale est mobilisée pour trouver la parade thérapeutique face au coronavirus dans un esprit de collaboration et d’échange.

Des leçons à tirer

Cette pandémie du Coronavirus  a révélé à notre société mondialisée sa profonde fragilité et ancré dans les esprits la certitude que c’est seulement par une action concertée que l’on pourra en venir à bout et avancer.

Ainsi, au plus profond de la crise sanitaire, est en train d’émerger un besoin d’unité et de solidarité. Solidarité entre les Etats et nations,  et solidarité à l’intérieur de celles-ci entre les classes sociales et les générations.

Covid-19 a mis en lumière les limites de l’ultralibéralisme et de l’individualisme. Les règles du marché ne peuvent plus, seules, diriger le monde : l’Etat, que l’on veut désormais protecteur, aura la mission stratégique d’en redresser les dérives qui se mesurent en termes de détérioration de l’environnement (dimension écologique), d’accentuation des inégalités (dimension sociale) et maintenant d’apparition d’épidémies (dimension sanitaire). Car, de ces dimensions dépend l’avenir de l’humanité. Xavier Ragot, économiste français a d’ailleurs très justement  écrit que « l’essence de l’Etat est la survie des individus ».  Comme en temps de guerre.

La reconnaissance de notre commune vulnérabilité est en train de modifier profondément notre perception des systèmes de fonctionnement en vigueur jusque présent. Ce qui est en soi un vrai espoir pour l’avenir, qui transparait déjà  dans les débats sur  l’après-coronavirus. Alors, il aura été fait « bon usage de la catastrophe » (Cf  l’essai de Régis Debray, « Du bon usage des catastrophes » – Gallimard 2011). Et les victimes du Covid-19 ne seront pas mortes pour rien.

Et reconnaitre les limites des modes de développement prédominants, c’est déjà innover pour créer de nouveaux paradigmes. Oui  au progrès, mais à un progrès solidaire. La prise de conscience de la fragilité du monde appelle en effet à plus de partage dans les rapports entre les nations. Et qui dit partage, dit protection des plus faibles, de l’Afrique notamment.

La mise en valeur de l’interdépendance entre les pays et les marchés qui marquera donc la fin de  la logique de l’égoïsme  (America first) et des nationalismes/populismes se décline en plus de coordination régionale et internationale organisée à tous les niveaux : au niveau  du G2, Etats-Unis – Chine,  entre les deux superpuissances mondiales,  au niveau du G7, groupe des pays les plus développés dont fait partie l’Europe, entre les membres du P5, membres permanents du Conseil de sécurité – lequel  ne s’est  jamais réuni depuis la fin de la seconde guerre mondiale – et au niveau du G20, créé récemment pour responsabiliser les grands pays émergents. Dans le cadre de la mondialisation avancée, il est bien sûr important que toutes ces instances prennent en compte les conséquences de cette nouvelle crise mondiale pour les pays les plus démunis et les pays en développement. La chute de l’activité économique mondiale, qui sera particulièrement dure pour eux, constitue une menace réelle pour les populations les plus pauvres (500 millions). D’où les appels à l’annulation des dettes des pays africains.

L’espoir serait de voir ces concertations déboucher sur la rénovation dans la direction du monde, tant que le plan politique (ONU) qu’économique (Banque mondiale, FMI, OMC) dans le sens de plus de coordination, de partage et de protection des plus  faibles. Mais pour que ces institutions internationales changent de logiciel, il faut, qu’en amont, les grandes puissances économiques et géopolitiques qui y siègent, l’aient elles-mêmes fait.  C’est  seulement alors que l’on pourra dire que  la crise a transformé la gouvernance mondiale qui désormais intégrera, en plus du politique, de l’économique et du financier, les nouveaux pôles d’intérêt  reconnus primordiaux que sont la santé, désormais perçue comme une composante majeure de la sécurité collective, l’environnement et la question de l’égalité.

Et, toujours dans le respect cette  de ces trois exigences santé, environnement et social, seule une aide massive à l’échelle planétaire pourra relancer l’économie mondiale, dévastée par les conséquences de la pandémie, à l’instar du plan Marshall qui avait permis aux pays européens ravagés par la guerre de pouvoir se reconstruire.

Dans ce post-2020, ce sont les systèmes les plus cohérents qui  renforceront leur rayonnement. Le big data sera un atout pour ceux qui le produisent et le maitrisent. Les plus efficients feront le monde de demain, comme les superpuissances d’hier ont imposé leur marque dans le cheminement de l’histoire du monde depuis 1945. Ils avanceront dans la construction des sociétés post confinement à travers l’investissement dans les nouvelles infrastructures informatiques à très haut débit et dans la formation qui se fera de plus en plus à distance. Daniel Cohen annonce en effet l’émergence d’un nouveau capitalisme dominant, celui du numérique.

La crise de 2008 ayant produit plus égoïsme et populisme et donné naissance au trempisme (du nom du président Tremp), les pessimistes en concluent que le monde post-2020 sera encore « plus introverti, plus pauvre et plus méchant ». Cependant, s’il est vrai que « la complexité prédominante actuelle » est à l’origine d’une « incertitude radicale » (Cf. Thierry de Montbrial), le monde doit accepter de vivre avec l’inattendu (Edgar Morin). Et les optimistes de rétorquer que le salut viendra,    avec la montée des pays  à l’efficience  économique reconnue  tels la Chine, la Corée du sud et le Vietnam mais aussi l’Allemagne ou encore les pays du nord de l’Europe devenus aujourd’hui des références dans la gestion de la crise sanitaire,  de l’avancée du monde vers plus de multipolarité. Les progrès résulteront, comme toujours, de la cohabitation idéalisme-réalisme. Ce qui est certain, c’est  que le monde qui émergera de cette crise sanitaire, sera différent.

La vulnérabilité que le Covid-19 a révélée nous interpelle nous Marocains, Maghrébins, Sud-méditerranéens et Africains. Elle doit nous conduire à prendre conscience de la valeur du voisinage comme un bien commun, à ouvrir nos frontières, créer les bases de réconciliation et de rapprochement pour renforcer notre position de négociation dans la gestion de la mondialisation post-2020. Elle doit nous conduire à promouvoir les partenariats nécessaires pour réduire notre dépendance vis-à-vis du reste du monde, dépendance que nous devons à nos seules défaillances. Si, à court terme, la crise actuelle a brisé les liens économiques et les réseaux de production à l’échelle mondiale, elle n’en favorise pas moins les solidarités régionales. Les initiatives de l’Inde de créer une conférence regroupant les pays sud-asiatiques pour élaborer une stratégie de lutte contre le virus dans un cadre régional, ou encore du roi Mohamed VI de suggérer aux pays africains de mettre en  en place une plateforme de partage des bonnes pratiques dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire actuelle en sont la preuve. Elles constituent les prémisses de  la promotion de solidarités et d’interdépendances à l’échelle régionale et du renforcement du partenariat sud-sud. Car, après 2020, les chaines de valeur régionales pourraient se substituer aux chaines de valeur mondiales. La proximité prendra sa revanche sur le lointain.

Nous devons, dans cette approche, interpeller l’Europe voisine qui a, une fois encore, révélé ses difficultés à rassembler ses efforts, que ce soit sur le plan  politique, économique, technologique ou scientifique. Elle doit désormais s’unir et tendre la main à sa proximité, l’aire sud-méditerranéenne et l’Afrique pour construire avec elles un nouveau pôle de rayonnement et asseoir les bases d’une mondialisation nouvelle, plus équilibrée et partagée. Dans notre région afro-euro-méditerranéenne c’est à l’Europe de tirer les leçons de cette crise sanitaire et économique : réduire sa dépendance au niveau des chaines de valeur mondiales avec le lointain et créer des interdépendances solides avec sa proximité au sud. Promouvoir la relocalisation des activités industrielles pour les intégrer dans une logique régionale qui intègre l’aire afro-méditerranéenne permettant ainsi de redonner à la Méditerranée sa centralité en tant que mer européenne et Africaine.

Gagner la guerre et l’après-guerre

Le XXème siècle a connu deux guerres mondiales. Il s’est agi  de conflagrations entre les plus forts, auxquelles ont cependant été associées des nations plus faibles, ce qui d’ailleurs déterminé leur avenir.

Le XXIème siècle, s’il n’a pas connu de conflits armés d’une même ampleur, n’en a pas moins vécu le 11 septembre 2001 un séisme géopolitique qui a fait basculer le monde dans une conflictualité terroriste, en 2008 une crise financière dont les répercussions ont été telles qu’elles ont mis à mal les mécanismes de stabilisation de l’économie mondiale mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale et en 2020 une crise sanitaire devenue mondiale en moins de deux mois. Tous les systèmes productifs de la planète se sont effondrés, mais l’attention de tous reste focalisée sur cette guerre … pour la vie.

Quand Covid-19 aura été vaincu, le monde devra s’atteler au sauvetage des économies. Mais pour qu’il soit réussi, pour qu’une économie mondiale plus stable puisse renaitre, il faudra que les causes de toutes les convulsions qu’a connues notre siècle soient prises en compte, comme devront l’être tous les engagements pris ici et là en faveur de la planète (lutte contre le réchauffement climatique, à l’occasion de la COP 21 à Paris notamment).

Car, après cette guerre, il faudra gagner l’après-guerre et limiter les dégâts  que ne manquera de provoquer la grande récession à venir (le FMI prévoit pour 2020, un effondrement de l’activité économique en raison du « grand confinement »  de  -3%. Les taux de croissance   attendus sont   de -7,5% dans la zone euro,  -6,5% pour le Royaume uni,  -5,9% aux Etats-Unis,  -6% en Amérique latine, -1,6% en Afrique subsaharienne, +1% dans les pays émergents asiatiques, +1,2% en Chine). Quand cette nouvelle crise économique se développera,  la plupart des Etats seront surendettés : 181% du PIB en Italie, 141% en France et 133% en Espagne, c’est-à-dire à des niveaux qui dépassent de loin la norme de 60% du pacte de stabilité européen, selon UBS. Selon cette même source, les plans de relance qui seront mis en place atteindront les 2,6% du PIB mondial (ils pourraient atteindre 10% aux Etats-Unis), contre 1,7% au lendemain de la crise de 2008. La Chine, avec un taux d’endettement de 300%, ne pourra pas intervenir avec force comme elle l’avait fait en 2009 pour aider le monde à sortir de la crise. La question du remboursement de ces dettes ne trouvera alors  sa solution que dans le cadre d’une grande concertation internationale. La question de la relance et de l’endettement des Etats européens implique plus de solidarité entre eux et une intervention massive de la BCE pour monétariser et mutualiser les dettes publiques.

C’est d’une adhésion de toutes les grandes puissances à la logique de la multipolarité et d’un accord des trois grands pôles Etats-Unis, Chine, Europe pour créer une nouvelle gouvernance – gouvernance  qui doit prendre en compte et intégrer les exigences du sud, c’est-à-dire entre autres de l’Afrique dans sa globalité – que va dépendre le succès de la construction à venir du monde de demain. Sinon, et  Thierry de Montbrial le soulignait déjà en 2008, « sans adaptation drastique, rapide de la gouvernance planétaire, de grands drames mondiaux deviendront possibles et même probables ».

Ainsi, pour gagner la guerre et l’après-guerre, la logique de l’interdépendance et du partage doit triompher. Ce dont le monde a désormais besoin, c’est de plans de mutation, de refondation et de rénovation, beaucoup plus que de simples plans de relance. Des plans qui intègrent le qualitatif au quantitatif, seuls capables  d’encadrer  la vulnérabilité  de  tous  et  d’aplanir  les  bouleversements – « chamboulements » – attendus.

 

(Avril 2020)

Mary Robinson – COVID-19 Canada: Advocates warn of ‘disaster’ if migrant workers aren’t protected

WPC 2011, Vienna, December 10 - Mary Robinson, former President of Ireland, President of Mary Robinson Foundation. (Credit: World Policy Conference)
THE CANADIAN PRESS

Thomas Gomart : « La crise due au coronavirus est la première d’un monde post-américain »

WPC 2018, Rabat, October 28 - Thomas Gomart, Director of Ifri
Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, analyse la nouvelle donne géopolitique créée par une pandémie qui accélère des mutations déjà en cours.
Propos recueillis par  – Publié le 08 avril 2020 à 07h00 – Mis à jour le 08 avril 2020 à 12h52

Directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Thomas Gomart est historien et spécialiste de géopolitique. Il a récemment publié L’Affolement du monde. 10 enjeux géopolitiques (Tallandier, 2019). Dans un entretien au Monde, il analyse les nouveaux rapports de force entre les grandes puissances et l’irruption sur la scène internationale de nouveaux acteurs comme les plates-formes numériques.

La pandémie de Covid 19 est-elle le révélateur du monde qui vient ?

Elle en est en tout cas l’accélérateur. C’est une crise aiguë de l’interdépendance, qui rappelle que « les vivants se tiennent biologiquement », comme disait Pierre Teilhard de Chardin. En positif, elle marque une étape supplémentaire dans la prise de conscience de l’unité du monde. En négatif, elle avive des tensions latentes, potentiellement explosives. C’est un court-circuit durable de la mondialisation, qui s’inscrit dans des cycles, déjà enclenchés, de coopération, de compétition et de confrontation cognitive, c’est-à-dire de mobilisation, d’orientation et de contrôle des cerveaux. Ce qui est inédit : le confinement simultané de plus de 3 milliards d’individus, qui n’ont jamais été aussi connectés. Si les corps sont bloqués, les cerveaux fonctionnent, avec des conséquences politiques difficiles à prévoir à ce stade.

Trois grands débats se dessinent. Le premier concerne la gestion de la crise, le deuxième les modèles futurs, et le troisième la reconfiguration du système international. Je me concentre sur ce dernier car la politique internationale est un rapport de force avant d’être un débat d’idées. Ou, pour le dire autrement, dans la compétition cognitive, l’impact des modèles dépend moins de leur pertinence que du positionnement international de celui qui les émet.

Qui sont les gagnants et les perdants ?

Les autorités chinoises se mobilisent comme jamais pour faire croire que ce serait la Chine, la gagnate, afin de justifier leur modèle politique non seulement à l’intérieur mais désormais à l’extérieur, et leur discours a viré à une propagande caricaturale. Certes, elles ont montré leur efficacité dans la mise en œuvre du confinement, mais aussi leurs errements au début de la crise. Le bureau de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à Pékin n’a été avisé que le 31 décembre 2019. Par contraste, l’Europe et les Etats-Unis semblent en profonde difficulté. Cependant, le jugement sur le vainqueur final ne saurait, à mon sens, être définitif à cause des possibles résurgences de foyers infectieux en Chine, et surtout, de l’opacité des données chinoises sur le nombre réel de morts. […]

La suite est réservée aux abonnés.

Lire l’article sur Le Monde.

Didier Reynders – UE : mesures de lutte contre l’impact du coronavirus dans le système judiciaire

Drapeau de l'Union européenne
Les ministres de la Justice de l’UE ont tenu lundi 6 avril 2020 une vidéoconférence pour échanger des informations sur les mesures visant à prévenir la propagation du coronavirus et à surmonter l’impact de la pandémie sur le système judiciaire. Ils se sont concentrés sur la situation de la justice pénale, de la justice numérique et de la justice civile.
« Nous sommes tous touchés par une crise sans précédent qui va marquer l’Union européenne, y compris le système judiciaire. Hier, les ministres de la Justice ont fait part des différentes mesures qu’ils prennent pour tenter d’adapter leurs systèmes judiciaires nationaux à la nouvelle situation. Je salue les efforts qu’ils déploient pour maîtriser l’impact de la pandémie. Dans un même temps, nous avons convenu que toute mesure extraordinaire doit être prise dans le respect de l’État de droit et des valeurs de l’UE. L’État de droit n’est pas en quarantaine. La Commission est prête à aider les États membres et à coordonner leurs efforts pour surmonter la crise actuelle », a déclaré Didier Reynders, commissaire pour la Justice.Les mesures concernant la justice pénale, notamment la réduction de la pression sur les prisons, ont également été discutées. Cette réduction peut se faire, par exemple, en envisageant, lorsque cela est possible, des options non privatives de liberté comme l’utilisation de bracelets électroniques, en particulier pour les détenus en détention provisoire et les détenus présentant un profil à faible risque.

La Commission européenne s’est également engagée à mettre rapidement en place un groupe de coordination du mandat d’arrêt européen. Ce groupe sera composé d’un ou deux points de contact dans chaque État membre afin de maintenir des canaux de communication efficaces et rapides entre les États membres.

En ce qui concerne la justice civile, tous les États membres doivent prévenir les préjudices économiques inutiles résultant des insolvabilités massives d’entreprises viables en raison de la crise. La Commission travaille en étroite collaboration avec la Présidence croate afin d’identifier les moyens de sauver les entreprises européennes, de protéger les consommateurs, et de partager les meilleures pratiques.

En ce qui concerne la justice numérique, tous les États membres sont encouragés à intensifier leurs efforts pour garantir la numérisation complète des procédures judiciaires et un canal numérique sécurisé pour toutes les procédures de coopération judiciaire.

Lire l’article sur Le Monde du droit.

Call for pandemic action to save global economy

Credit: Relocate Global

Coordinated action by governments across the world to tackle the Coronavirus pandemic and its economic fallout is being demanded in a letter to G20 leaders signed by a group of 165 global leaders.

A globe encircled by hands with the word Coronavirus superimposed upon it

The letter, whose signatories include 92 former heads of government from every continent as well as prominent statesmen, business leaders and academics, calls for « immediate, internationally-coordinated action to address our deepening global health and economic crises caused by COVID-19 ».

Global task force and emergency funding urged to prevent a second wave of infection

It urges the establishment of a global task force with executive powers to organise the fight against the pandemic, with $8 billion of emergency funding to prevent a second wave of the outbreak in poor countries, particularly those in Africa, Asia and Latin America.The group also urges the G20 to adopt a $185 billion programme of debt relief for the poorest countries and to increase funds available to the International Monetary Fund and the World Bank.

COVID-19 will persist if nothing is done in African, Asian and Latin American cities

« The economic emergency will not be resolved until the health emergency is effectively addressed: the health emergency will not end simply by conquering the disease in one country alone, but by ensuring recovery from COVID-19 in all countries,” says the letter. »All health systems – even the most sophisticated and best funded – are buckling under the pressures of the virus. »Yet if we do nothing as the disease spreads in poorer African, Asian, and Latin American cities and in fragile communities which have little testing equipment, ventilators, and medical supplies, and where social distancing and even washing hands are difficult to achieve, COVID-19 will persist there and re-emerge to hit the rest of the world with further rounds that will prolong the crisis. »

Global economic response needed to avoid global economic depression

On the crisis confronting the global economy, the letter says, « Much has been done by national governments to counter the downward slide of their economies. But a global economic problem requires a global economic response. »Our aim should be to prevent a liquidity crisis turning into a solvency crisis, and a global recession becoming a global depression. To ensure this, better coordinated fiscal, monetary, central bank, and anti-protectionist initiatives are needed. The ambitious fiscal stimuli of some countries will be all the more effective if more strongly complemented by all countries in a position to do so. »Signatories to the letter include former UK prime ministers Tony Blair, Gordon Brown and John Major; former president of the European Central Bank, Jean-Claude Trichet; former Australian prime minister Kevin Rudd; former UN secretary-general Ban Ki-Moon; Shaukat Aziz, former prime minister of Pakistan; and financier George Soros.

Read the article on Relocate Global.

Politics of pandemic

WPC 2011, Vienna, December 11 - Joschka Fischer, former German Minister of Foreign Affairs. (Credit: World Policy Conference)

By Joschka Fischer

BERLIN ― The asteroid has hit, and suddenly everything has changed. But the asteroid that has crashed into our planet is invisible. One needs a microscope, rather than a telescope, to see it.

With COVID-19, the world faces several crises in one: a global health crisis has triggered crises in the economy, civil society, and daily life. It remains to be seen whether political instability will follow, either within countries or internationally. But, clearly, the pandemic has drastically changed life as we know it. While the end of the crisis and its consequences can’t be predicted, certain significant changes can be anticipated.

The crisis is not just complex, far-reaching, and threatening to the foundations of individual societies and the global economy. It is also many times more dangerous and extensive than the 2008 global financial crisis. Unlike that episode, the coronavirus threatens millions of lives around the world, and its effects on the economy are not centered in only one sector.

Around the world, most economic activity has been frozen, setting the stage for a global recession. Apart from the death toll and the stability of health systems, the big question right now is how severe the economic downturn will be, and what permanent consequences it will have.

Similarly, we can only guess what effects the virus will have on already-fragile regions, and particularly on refugee camps. Iran seems to be heading for a major humanitarian crisis, in which the poorest and most vulnerable will be the most affected. Beyond that, it is still too early for any remotely realistic assessment of COVID-19’s humanitarian consequences.

But past experience tells us that major shocks such as this do tend to disrupt political systems and international relations. Western democracies, in particular, may find their governance called into question. The principles of human rights may be pitted against economic imperatives. The pandemic also invites a generational conflict between young and old, and between authoritarianism and liberal democracy.

And yet an alternative scenario is possible, in which the COVID-19 crisis gives rise to a new solidarity. Lest we forget, an earthquake and tsunami in the Indian Ocean in December 2004 created the conditions for ending the civil war in Aceh, North Sumatra.

In the short term, the countries most affected by the pandemic will become crisis economies: Governments will pursue enormous levels of spending and other unconventional measures to prevent a total collapse. The effectiveness of the response remains to be seen. But it is clear that the relationship between the economy and the state will undergo a fundamental change.

In a marked departure from the prevailing wisdom of recent decades, we are already witnessing the return of « big government. » Everyone is looking to the state to inject huge sums of money into the economy, and to rescue (or take over) imperiled companies and sectors that are deemed essential. The state’s massively increased role will have to be scaled back after the crisis has passed, but how to do so is up for debate. Ideally, governments will transfer the returns that come from re-privatization into a sovereign wealth fund, thus giving the public a share in the post-crisis settlement.

Until then, « big government » ― whether the European Commission or national authorities ― will be expected to prepare for the next disaster. Rather than being caught completely off guard again, it will need to ensure the provision of as essential medical supplies, personal protective equipment, disinfectants, adequate laboratory capacity, intensive-care units, and so forth.

But that isn’t all. The stability, efficiency, capacity, and costs of existing health-care systems will remain a salient issue. The COVID-19 crisis has shown that it isn’t really possible to privatize health care. In fact, public health is a basic public good, and a critical factor in strategic security.

There will also be increased, sustained attention to the pharmaceutical sector, particularly the domestic provision of critical drugs and development of new ones. Many countries will no longer be willing to rely on international supply chains that can easily break down in an emergency.

This is not to suggest that the market economy will be abolished. But the state absolutely will assert itself vis-a-vis the business community, at least when it comes to strategic issues. For example, the crisis will invite a major policy push for digital sovereignty in Europe. Its model will not be that of authoritarian China, but that of democratic South Korea, which has established a digital edge.

So far, however, the EU has not played a prominent role in the global response to COVID-19. This is not surprising. In existential crises, people tend to revert to what they know best, and what they know best is the nation-state. But while Europe’s nation-states certainly can play an immediate crisis-management role, they cannot resolve the crisis.

After all, the single market, the joint currency, and the European Central Bank are the only mechanisms that can prevent an economic collapse and enable an eventual recovery in Europe. The COVID-19 crisis is thus likely to force Europeans « ever closer » together, requiring even deeper solidarity.

What is the alternative? A return to the world where everyone fends for themselves? For EU member-state governments, that would amount to political and economic suicide.

The COVID-19 pandemic is the first crisis of the 21st century that truly affects all of humankind. But more crises will follow, and they will not all come in the form of a virus. Indeed, the fast-forward crisis we are now experiencing is a preview of what is yet to come if we do not address climate change.

The only way to manage generalized threats to humanity is through more intensive cooperation and coordination among governments and multilateral institutions. To name but one, the World Health Organization ― and the United Nations more generally ― must be strengthened at all costs. COVID-19 is a reminder that all eight billion of us are in the same boat.


Joschka Fischer, Germany’s foreign minister and vice chancellor from 1998 to 2005, was a leader of the German Green Party for almost 20 years. His commentary was distributed by Project Syndicate (www.project-syndicate.org
).

Read the article on The Korea Times.

Dorothée Schmid – Coronavirus: “In the Middle East, some states are less effective than others”

Dorothée Schmid (crédit photo : Ifri)

The coronavirus pandemic has already officially reached more than 1.3 million people worldwide, causing over 70,000 deaths thus far. Within the Middle East, Iran, Turkey and Saudi Arabia are the most affected countries. In the face of this health emergency, the States of the region are mobilizing resources. Dorothée Schmid, researcher and head of the Middle East program at the French Institute of International Relations, takes stock of the situation.

What is the epidemiological situation in the Middle East?

The epidemiological situation in the Middle East is now evolving very rapidly. The region was not the first to be affected by the COVID-19 epidemic, but lies between Asia and Europe, which have become a major breeding grounds for infection today.

Iran remains the major hotspot of contamination in the Middle East, with more than 50,000 people infected according to the authorities, with several thousands of deaths, although figures are very difficult to verify.

Are there strong measures implemented by the states in the region?

Once the reality of the epidemic was acknowledged, most countries in the Near and Middle East took fairly drastic measures to limit the contagion: the suspension of air travel with the countries that saw initial infections of the outbreak, including some European countries, along with the closing of their borders.

On the Arabian Peninsula, Saudi Arabia made the decision, very early on, to suspend the Umrah and ban access to the Kaaba, thus controlling pilgrimages, restricting access to mosques, with muezzins responsible for issuing calls for caution in some places, and then, of course, the closure of schools and the gradual banning of public gatherings. Measures to contain the population are becoming widespread just about everywhere.

Why are the figures in the Middle East not as alarming as in Europe?

The figures are not very reliable in some countries. Test capacity is limited. Egypt, for example, which is a densely populated country with a population of 100 million, seems to have a rather poor assessment of the epidemiological situation.

The possible peak of the epidemic, which will come a little later than it has in Europe, will also depend on the way in which the fairly drastic measures are taken by the various countries, particularly in the Arabian Peninsula, to limit circulation and contain the epidemic. There are countries in the Middle East where the state is less effective than others. Lebanon is a country where the authorities find it very difficult to make decisions and enforce them. The Lebanese have put themselves in self-containment before hearing the government’s orders.

Are some states better prepared than others to deal with COVID-19?

The capacity of health systems to cope with this new virus, affecting the respiratory tract, is obviously unequal based on the country’s sensitivity to this type of epidemic. In the Arabian Peninsula, previous exposure to MERS has allowed the countries to adapt their equipment in accordance with WHO recommendations. It should not be forgotten that it remains the richest countries, some of which have sophisticated health equipment, that hold the ability to provide real care to their citizens.

Is research also being mobilized in the region?

To battle against COVID-19, the most sophisticated research equipment is now being mobilized. Saudi Arabia has provided WHO with a special grant to conduct this battle in the Middle East region. The countries with the best equipment are those whose health systems are already the most efficient in terms of health care delivery. As far as university research is concerned, Turkey is currently ahead of the game.

Published on 7 April 2020.

Read the article on KAWA News.

The coronavirus inflicts its own kind of terror

Members of the Italian army and the Carabinieri load the coffins of coronavirus victims onto a truck in Bergamo, Italy, March 24, 2020. Credit to Fabio Bucciarelli-The New York Times

Particularly for Europe, which has experienced waves of terrorism that achieved some of the same results, the current plague has eerie echoes. But this virus has created a different terror because it is invisible, pervasive and has no clear conclusion.

By: New York Times | Brussels | Updated: April 7, 2020 8:02:24 am

Members of the Italian army and the Carabinieri load the coffins of coronavirus victims onto a truck in Bergamo, Italy, March 24, 2020. The virus generates much the same fear and anxiety caused by terrorism, but it demands a different response: staying alone. (Fabio Bucciarelli/The New York Times)

Written by Steven Erlanger

The coronavirus has created its own form of terror. It has upended daily life, paralyzed the economy and divided people one from another. It has engendered fear of the stranger, of the unknown and unseen. It has emptied streets, restaurants and cafes. It has instilled a nearly universal agoraphobia. It has stopped air travel and closed borders.

It has sown death in the thousands and filled hospitals with wartime surges, turning them into triage wards. People gird for the grocery store in mask and gloves, as if they were going into battle.

Particularly for Europe, which has experienced waves of terrorism that achieved some of the same results, the current plague has eerie echoes. But this virus has created a different terror because it is invisible, pervasive and has no clear conclusion. It is inflicted by nature, not by human agency or in the name of ideology. And it has demanded a markedly different response.

People run screaming from a terrorist’s bomb and then join marches of solidarity and defiance. But when the all-clear finally sounds from the new coronavirus lockdown, people will emerge into the light like moles from their burrows.

“People are more afraid of terrorism than of driving their car,” said Peter R. Neumann, professor of security studies at King’s College London and founder of the International Center for the Study of Radicalization. Many more people die from car accidents or falling in the bathtub than from terrorism, but people fear terrorism more because they cannot control it.

While terrorism is about killing people, Neumann said, “it’s mostly about manipulating our ideas and calculations of interest.”

As Trotsky famously said, “the purpose of terror is to terrorize.”

But the terrorism of the coronavirus is all the more frightening not only because it is so widespread but also because it is impervious to any of the usual responses — surveillance, SWAT teams, double agents or persuasion.

“It’s not a human or ideological enemy, so it’s not likely to be impressed by rhetoric or bluster,” Neumann said. “The virus is something we don’t know, we can’t control, and so we’re afraid of it.”

And for good reason — it has already killed more Americans than the nearly 3,000 who died on Sept. 11, 2001, and it will kill many times more.

“There is a difference between man-made and natural disasters,” said Thomas Hegghammer, an expert on terrorism and senior research fellow at the Norwegian Defense Research Establishment in Oslo, Norway. “People are typically more afraid of man-made threats, even if they are less damaging.”

But this virus is likely to be different, he said. “It goes much deeper into society than terrorism, and it affects individuals on a much larger scale.”

There is a similar sense of helplessness, however, said Julianne Smith, a former security adviser to former Vice President Joe Biden and now at the German Marshall Fund. “You don’t know when terrorism or the pandemic will strike, so it invades your personal life. With terror, you worry about being in crowds and rallies and sporting events. It’s the same with the virus — crowds spell danger.”

Part of what makes terrorism terrifying is its randomness, said Joshua A. Geltzer, former senior director for counterterrorism on the National Security Council and now a professor of law at Georgetown. “Terrorists count on that randomness, and in a sense this virus behaves the same way,” he said. “It has the capacity to make people think, ‘It could be me.’ ”

But to defeat the virus requires a different mentality, Geltzer argued. “You see the bomb at the Boston Marathon, so you wonder about going next year; it’s a pretty direct impact,” he said. “But the virus requires one greater step — to think collectively, so as not to burden others by spreading the virus” and overwhelm the health system.

And it requires a different sort of solidarity. After the terrorist attacks of Sept. 11, President George W. Bush urged Americans “to go about their lives, to fly on airplanes, to travel, to work.” After both the Charlie Hebdo and Bataclan attacks of 2015, President François Hollande did the same in France, leading marches and public demonstrations of public resilience and defiance.

But in the face of the virus, with so many societies so clearly unprepared, resilience now is not to get on a plane, wrote Geltzer and Carrie F. Cordero, a former security official at the Justice Department and a senior fellow at the Center for a New American Security. “To be resilient now is to stay at home.”

So it is difficult for governments that learned to urge citizens to be calm in times of terrorism to now learn how to frighten them into acting for the common good. Rather than mobilization, this enemy demands stasis.

People respond patriotically, and even viscerally, to the nature of the security response to terrorism, from the helicopters to the shootouts. But “there’s nothing sexy or cool about staying at home, or ordering a company to produce face masks and gowns,” Geltzer said. “We don’t usually chant, ‘USA! USA!’ about home schooling.”

It will also be difficult for governments to adjust their security structures to deal with threats that do not respond to increased military spending and enhanced spying.

For a long time, Neumann said, analysts who worked on “softer” threats, like health and climate, were considered secondary. “Hardcore security people laughed at that, but no one will doubt that now,” he said. “There will be departments of health security and virologists hired by the CIA, and our idea of security will change.”

And there will be new threats afterward — worries about economic collapse, widespread debt, social upheavals. Many fear the effect of such low oil prices on Arab and Persian Gulf countries that need to pay salaries for civil servants and the military, let alone deal with subsidies on bread.

But even the Islamic State group has warned its adherents that “the healthy should not enter the land of the epidemic and the afflicted should not exit from it,” which may provide some respite.

Hegghammer lived in Norway during the terrorist attacks there in July 2011 by Anders Behring Breivik, who killed 77 people to publicize his fear of Muslims and feminism. The response in Norway was collective solidarity and resolve and a widespread sense of “dugnad,” the Norwegian word for communal work, as individuals donate their labor for a common project.

“Dugnad” is being invoked again in the face of the virus, Hegghammer said, with the young aiding the elderly, and government and opposition working “almost too closely together.”

The virus and the attacks carried out by Breivik “are being linked explicitly in the debate here,” Hegghammer said. But it is being done in a critical way, to criticize how unprepared the government has been, both then and now, to deal with a major threat.

“People say, ‘We’ve already been through this, so how can we be so unprepared?’ ”

In the aftermath, as with Breivik, there is likely to be a commission of inquiry in Norway, just as there will inevitably be one in the United States, too, as there was after Sept. 11, to see how the government failed and what can be done in the future.

But unlike largely homogeneous Norway, the sprawling United States is deeply divided.

Unlike Sept. 11, “when a single set of events united the country in an instant in its grief, this is a slowly rolling crisis that affects different parts of the country and the society at different speeds,” said Smith of the German Marshall Fund. “So we’re not united as a country.”

Given the already deep political polarization in the United States, with partisan battles over science and facts, the virus is likely to have the same impact as the plague did in Athens during the Peloponnesian War, creating indifference to religion and law and bringing forward a more reckless set of politicians, said Kori Schake, director of the foreign and defense policy program at the conservative American Enterprise Institute.

But ultimately, she added, the delayed response from the White House “delegitimizes the existing political leadership and practices of society.” If the political consequences are severe enough, she said. they could lead to “ the end of the imperial presidency and a return to the kind of federal and congressional activism that the Founding Fathers designed our system for.”

The virus may be politically divisive, but “it is also a reminder,” Schake said, “that free societies thrive on norms of civic responsibility.”

Read the article on The Indian Express.

Francis Gurry – La Chine devient le champion des demandes internationales de brevet

WPC 2018, Rabat, October 28 - Francis Gurry, Director General of the World Intellectual Property Organization (WIPO). Credit: World Policy Conference

07/04/20 à 14:23 | Mise à jour à 14:23 | Source : AFP

La Chine est devenue en 2019 le principal déposant de demandes internationales de brevet, raflant pour la première fois le titre aux Etats-Unis, a indiqué mardi l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi), une agence de l’ONU basée à Genève.
L’Ompi relève que pour la troisième année consécutive, Huawei Technologies, avec 4.411 demandes publiées, a été le principal déposant en 2019.

« En 1999, l’Ompi recevait 276 demandes en provenance de la Chine, contre 58.990 en 2019, soit 200 fois plus aujourd’hui qu’il y a 20 ans », a détaillé le directeur général de l’organisation, Francis Gurry, cité dans un communiqué.

En conférence de presse, il a expliqué que cette nouvelle domination chinoise reflétait la volonté de Pékin de transformer l’économie du géant asiatique en « une économie à plus forte valeur ajoutée », soulignant qu’il s’agissait d’un « système d’innovation favorisé par l’Etat » dans lequel les subventions publiques jouent un rôle.

Pour le patron de l’Ompi, « la croissance rapide de la Chine pour atteindre la tête du classement (…) met en lumière le déplacement de la géographie de l’innovation vers l’Est, les déposants asiatiques représentant désormais plus de la moitié de toutes les demandes », l’Europe et l’Amérique du Nord représentant chacune moins d’un quart de ces demandes.

La Chine a ainsi mis fin au règne des Etats-Unis (57.840 demandes en 2019), qui dominaient le classement chaque année depuis la création du Traité de coopération en matière de brevets (PCT) de l’Ompi en 1978. Les deux grandes puissances sont suivies du Japon, de l’Allemagne, de la Corée du Sud et de la France.

L’Ompi note également que la forte croissance des demandes internationales de brevet en Turquie a permis au pays de se classer dans le top 15.

– Huawei –

Dans son rapport annuel, l’Ompi relève aussi que pour la troisième année consécutive, le géant chinois des télécommunications, Huawei Technologies, avec 4.411 demandes publiées, a été le principal déposant en 2019. Viennent ensuite Mitsubishi Electric Corp. au Japon, Samsung Electronics en Corée du Sud, Qualcomm Inc. aux Etats-Unis et Guang Dong Oppo Mobile Telecommunications en Chine.

Lot de consolation pour les Etats-Unis, l’Université de Californie reste en tête du classement des établissements d’enseignement. Elle est suivie par l’Université de Tsinghua en Chine.

La liste des 10 principaux établissements universitaires demandeurs de brevets internationaux comprend cinq universités des Etats-Unis, quatre de Chine et une de Corée du Sud.

Globalement, les demandes internationales de brevet déposées par l’intermédiaire du PCT ont augmenté de 5,2% (265.800 demandes) en 2019, tandis que les demandes d’enregistrement international de marques par l’intermédiaire du système de Madrid ont augmenté de 5,7%.

Les demandes de protection des dessins et modèles industriels dans le cadre du système de La Haye ont connu une croissance de 10,4%, marquant une nouvelle année record pour l’ensemble des services mondiaux de propriété intellectuelle de l’Ompi.

– Pandémie –

Reste à savoir quel sera l’impact de la pandémie du nouveau coronavirus sur les demandes de brevets.

Signalé fin décembre par la Chine, la maladie de Covid-19 s’est rapidement propagée dans le monde, faisant plus de 73.000 morts à ce jour et mettant à l’arrêt des pans entiers de l’économie.

« L’impact sur les industries créatives, sur l’innovation va être extrêmement important », a souligné M. Gurry aux journalistes.

Expliquant qu’il était encore trop tôt pour chiffrer cet impact, qui dépendra de l’intensité et de la durée de la crise, il a noté que les données préliminaires reçues par l’Ompi pour janvier, février et mars montraient un tassement de la croissance des demandes de brevets.

Lire l’article sur Trends Tendances.

L’Europe « aux temps du choléra » : pourquoi faut-il plus que jamais promouvoir le « mode de vie européen »

László Trócsányi (credit: Unsplash & Twitter)

Opinions

Contribution externe

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Une opinion de László Trócsányi, député européen, professeur des universités. 

L’Amour aux temps du choléra, le chef d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, peut être considéré comme un éternel intempestif dans lequel le rationnel se mélange à la sphère des mystères aux moments les plus inattendus. Nos propres vies n’y échappent pas, non plus. Qui aurait cru encore il y a quelques mois que tout un continent sera en quarantaine, des pays entièrement fermés et repliés sur eux-mêmes où la solidarité entre Etats membres ne se posent plus. Qui va reprocher à la France de ne pas fournir de masques ou d’équipement médical à son voisin transalpin ? Ceci étant je n’ai jamais senti l’Europe aussi solidaire qu’en ce moment ! Quelles sont les origines exactes de cette crise et quelles seront les conséquences sur notre Union? Questions rhétoriques, du moins pour l’instant. Mais la gestion de la crise sanitaire sans précédent nous fournit tout de même un certain nombre d’enseignements braquant la lumière sur la question controversée en automne dernier sur le mode de vie européen. La gestion de la crise n’est pas partout parfaite mais les acteurs nationaux (Etats membres), régionaux (p.e. l’Union européenne) ou globaux (p.e. l’Organisation mondiale de la Santé) agissent de concert en fonction de leurs compétences – même si la responsabilité politique est la plus tangible au niveau national. On comprend aisément qu’une telle gestion est menée de façon radicalement différente en Chine, aux Etats-Unis, en Iran ou encore en Europe.

Le « mode de vie européen » est plus que jamais d’actualité

L’idée de la protection et de la promotion d’un « mode de vie européen » est donc plus que jamais d’actualité. Il convient de comprendre sa raison d’être et sa finalité au-delà des discours politiques simplistes et réducteurs de la gauche.

L’essence de la polémique c’est que le terme « mode de vie européen » est de nature à faire ressortir l’idée selon laquelle des différences puissent exister ou existent entre les citoyens européens et ceux vivants dans d’autres parties du monde. Certes, la réalité sous-jacente de ce terme ne rend pas plus facile à forger et propager l’idée martelée d’uniformisation. Idée – par ailleurs rejetée par la majeure partie de nos citoyens – aspire à relativiser les différences entre les nations et entre les cultures divergentes afin d’imposer des principes uniformes et par la suite une seule idéologie au monde et à l’Europe. Les critiques venues de la gauche à l’égard du nouveau portefeuille consistent à reprocher que le « mode de vie européen » est mis en relation avec la question migratoire car l’idée de l’établissement de ce portefeuille est survenu à la suite de la crise migratoire de 2015.

Pour y répondre j’aimerais me référer à Chantal Delsol, philosophe et écrivaine française de renommée internationale, qui a souligné l’importance de la délimitation et de la définition. Selon elle, une rivière sans bord est plutôt un marais. Par conséquent, si on ne reconnaissait pas l’existence d’une vie européenne séparée, rien ne distinguerait l’Europe d’autres parties du monde. Cela est réconforté par la constatation selon laquelle lorsqu’on est en Europe la perception générale de l’identité est toujours la diversité : les différents « styles de vie » ou « modes de vie » qui coexistent simultanément en Europe. En effet, ce que nous voyons à l’intérieur n’est que les différences et les lacunes entre les nations et les cultures. Cependant, quand on est sur un autre continent les citoyens européens se retrouvent et partagent des points communs. Ce sont les mêmes visions et les valeurs fondamentales communes qui les rapprochent. Ce que nous voyons donc à l’extérieur est l’impact de notre lien réel parmi nous Européens. Cette constatation dévoile l’existence d’un « mode de vie européen ». Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères français, un pro-européen bien que critique, qui dans son livre « Face au chaos, sauver l’Europe » a aussi senti la nécessité de dédier un chapitre à la préservation du « mode de vie européen ».

Mais quelles sont ses composantes et pourquoi faut-il le défendre et le promouvoir de nos jours?

Le Vieux Continent partage une histoire et des expériences historiques communes qui se sont formées au cours des siècles culminant dans une civilisation ayant des valeurs intrinsèques et singulières. On reconnaît l’arbre à ses fruits : ce sont ces valeurs qui servent de base théoretique au « mode de vie européen ». Ces valeurs trouvent leurs origines dans le temps antique. C’est la philosophie grecque antique et la loi naturelle qui nous permettent la recherche et de la découverte de la vérité ou la capacité de distinguer le bien du mal. Elles nous ont également donné la fondation des valeurs démocratiques. En outre, les fondements moraux et éthiques de l’identité européennes étaient influencées par les Dix Commandements et l’émergence de culture judéo-chrétienne. Le droit romain est non seulement la base du droit civil et du droit de la famille à ce jour dans la plupart des pays européens, mais il contient aussi des leçons très importantes sur l’organisation de l’Etat, la citoyenneté et le patriotisme. Toutes ces colonnes d’un mode de vie européen ont été unifiées et maintenues par le christianisme pendant et après le Moyen Âge. C’est l’esprit du christianisme qui a établi l’idée de la dignité humaine inaliénable et sacrée qui est devenue alors l’élément central du tissu social de l’Europe et de la pensée européenne. Enfin, « le Siècle des Lumières » a suscité l’émergence d’un discours scientifique.

Cet héritage commun – forgé autour du christianisme et du Siècle des Lumières – a abouti à la naissance et au renforcement de la civilisation européenne telle qu’on la connaît aujourd’hui et dont les valeurs ont eu un « rayonnement culturel et économique » à travers le monde.

Au lieu de la cacher, il faut la protéger et la mettre en avant.

Pour lutter contre ses faiblesses que je m’abstiendrais à énumérer, l’UE aurait besoin de promouvoir « l’identité européenne », – son identité je dirais – dans laquelle tous les citoyens de l’Europe peuvent s’identifier. La promotion d’une telle identité et d’un tel « mode de vie » est essentielle à la fois pour développer un sens d’appartenance à la maison commune européenne et pour surmonter les difficultés avec succès. Sans l’ébauche d’une identité européenne, la collaboration politique et la solidarité entre l’UE, les Etats et les peuples d’Europe risquent de n’avancer que trop lentement. Il faudrait avoir une vision d’identité forte européenne même si le débat sur les racines chrétiennes du continent pendant la rédaction du Traité établissant une Constitution pour l’Europe a mis en évidence le désaccord sur ce sujet. Notre identité peut nous aider à faire face aux enjeux mondiaux comme les changements climatiques, une pandémie mondiale ou les bouleversements technologiques. Ce sont les raisons pour lesquelles l’initiative de la nouvelle Commission constitue un acte de courage nécessaire. Comme le dit le proverbe « à cœur vaillant, rien d’impossible ». Il faut restaurer la confiance des citoyens dans la construction de l’Europe en reconnaissant les « valeurs » et le « mode de vie » européens. Ça peut non seulement promouvoir une identité européenne commune, mais aussi stimuler l’émergence d’une Europe plus efficace, collégiale et solidaire.

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